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L'homme de l'alternance n'est plus


H.T
Samedi 30 Mai 2020

L'homme de l'alternance n'est plus
Grande perte pour le Maroc. L’ancien Premier ministre Abderrahmane El Youssoufi est décédé cette nuit à l’hôpital Cheikh Khalifa de Casablanca où il était hospitalisé depuis plusieurs jours.
Militant au long cours qui a ramené la gauche aux commandes, le regretté avait installé le système d’alternance consensuelle qui a permis au Maroc de réaliser une transition politique en douceur entre Feu S.M Hassan II et S.M le Roi Mohammed VI.
Homme dont l’histoire n’en fait que peu, ce compagnon de Mehdi Ben Barka et opposant farouche durant de longues années à la politique du Souverain défunt apparaissait, à la fin de sa vie militante, comme le symbole du pragmatisme dans le paysage politique marocain. Malgré les réticences, il avait réussi à installer durablement au pouvoir sa formation, l’Union socialiste des forces populaires. Il restera, contre vents et marées, ainsi l’homme qui a mis fin à la culture d’opposition systématique à l’Etat et qui, par la pratique du compromis positif et de la recherche du consensus, a réussi à mettre en place des réformes stratégiques qui ont notamment permis une plus grande implication de l’Etat dans le domaine social que la politique d’ajustement structurel avait mis au banc de touche.
Dans sa biographie intitulée «Discussions autour de ce qui s’est passé», œuvre rédigée à la première personne, il est revenu sur les différentes étapes de sa vie de militant au sein de l’Istiqlal, puis de l’UNFP et de l’USFP. En filigrane, on y retrouve quelques indications sur la nature de ses rapports avec Feus S.M Mohammed V et S.M Hassan II, ainsi qu’avec les principales figures politiques du Maroc de la seconde moitié du XXème siècle.
Riches en révélations, les premières pages de cette biographie constituent la partie la plus croustillante du récit. Elles plongent le lecteur dans les méandres de la vie personnelle et familiale de ce natif de Tanger – du temps où la ville était zone internationale – qui deviendra, plusieurs décennies plus tard, l’un des artisans majeurs de la transition politique au Maroc : un père petit employé de banque devenu moqadem ; une mère qui a pris le thé avec Hassan II quelques années avant le retour de son fils, exilé tout au long des années 70 ; son amour de toujours, Hélène, qu’il a rencontrée chez son père, un couturier grec, à Casablanca ; son frère Abdeslam, disparu dans les geôles espagnoles et dont le sort est resté méconnu malgré une correspondance envoyée par El Youssoufi alors qu’il était Premier ministre.
Il y a également un passage sur son autre frère, Mostafa, qui a initié au journalisme celui qui deviendra, en 1958, rédacteur en chef d’At-Tahrir, organe de presse de l’UNFP. Un poste à haut risque à l’époque et qui a d’ailleurs valu à El Youssoufi une première arrestation, en 1959, pour avoir simplement écrit que « le gouvernement [était] aussi responsable devant l’opinion publique ». Un épisode qui cristallise le premier rapport de force entre la monarchie et l’exécutif pour le partage des pouvoirs. Un thème fondateur et récurrent dans l’existence d’El Youssoufi, qui sera conduit plus tard à négocier, cette fois en qualité de chef de l’opposition, les termes de la Constitution de 1996 (dont l’adoption a permis pour la première fois à un Premier ministre d’obtenir le vote de confiance du Parlement).
A ce sujet, le livre rapporte une anecdote des plus croustillantes : «Après ma libération, le chef du gouvernement, Abdellah Ibrahim, m’a rendu visite et m’a raconté que, durant un Conseil des ministres, Mohammed V lui a demandé : “Ton gouvernement, Moulay Abdellah, est responsable devant qui ?” Ibrahim lui répond : “Devant Votre Majesté.” Le Roi lui rétorque : “Alors pourquoi vos amis racontent autre chose ?” »
Abderrahmane El Youssoufi revient aussi sur ses rencontres avec le grand-père de S.M Mohammed VI, dont un tête à-tête à Genève, environ quatre mois avant son décès, où celui-ci fait son mea culpa devant son interlocuteur : « Il est vrai que nous nous sommes trompés en nous concentrant sur la construction de l’Etat avant le parachèvement de la libération », allusion au démantèlement de l’armée de libération nationale au moment des préparatifs en vue de la reconnaissance de la Mauritanie.
Pour ce qui est des 38 années de règne de S.M Hassan II, son récit s’attarde sur le référendum de 1962, survole le complot de 1963 et le procès subséquent avant de s’étendre longuement sur la motion de censure de 1964 ou encore sur les prémices de l’état d’exception.
L’ancien Premier secrétaire de l’USFP évoque l’épisode de sa démission, en signe de protestation contre la fraude électorale, et son retour à Cannes. « Quelques mois auparavant, Hassan II m’a envoyé un émissaire en la personne de son conseiller Driss Slaoui […]. Il m’a dit que le Roi me voulait comme Premier ministre pour inaugurer une nouvelle ère. Je lui ai dit de remercier Sa Majesté, mais de lui répondre que mon état de santé ne me permettait pas d’assumer une telle responsabilité. Quelques mois plus tard, l’émissaire est revenu avec la réponse du Roi : “C’est notre destin, nous autres malades, de se partager le fardeau de la responsabilité.” » Pourtant, le « partage » des pouvoirs, les regrettés S.M Hassan II et Abderrahmane El Youssoufi n’y viendront que cinq années plus tard, en 1998…
Retour sur la vie intense de cet homme hors pair.
Né à Tanger, le 8 mars 1924 en pleine guerre du Rif, il fera ses premiers pas dans un climat de résistance et de militantisme familial. Son frère aîné, Abdeslam, qui  n’hésitait jamais à exprimer publiquement ses opinions finit d’ailleurs par être enlevé par la police spéciale franquiste. Sa famille ne le reverra plus jamais. Une fois son certificat d’études en poche, en 1936, il a rejoint le collège de Marrakech, le fief du pacha Glaoui, féodal aux ordres du pouvoir colonial. L’ambiance qui y règne suscite chez lui une prise de conscience qu’il mettra en œuvre une fois à Rabat. Au collège Moulay Youssef, il fit preuve d’un engagement politique qui n’échappa pas à Mehdi Ben Barka, de quatre ans son aîné et dont il restera toujours un proche.
Celui-ci l’introduit dans le parti de l’Istiqlal en lui faisant prêter serment, la main sur le Coran comme il était de coutume dans le temps. Il adhère donc au parti de l’Istiqlal et participe au combat pour la libération, à dix-neuf ans.
Après son adhésion il se préoccupa particulièrement de la classe ouvrière à Casablanca (1944-1949).
De 1949 à 1952, il séjournera en France, où il obtint un DES (diplôme d'enseignement supérieur) de droit et de sciences politiques. Lors de son séjour, il se consacrera à l'organisation de la classe ouvrière marocaine en France.
Son diplôme en poche, il rentrera à Tanger, où il devint avocat (1952-1960) et bâtonnier de l'Ordre des avocats de cette même juridiction (1959). Il poursuivit également son activité politique au sein du parti de l'Istiqlal. Après la destitution de S.M Mohammed V, il participera à l'organisation et à la direction du mouvement de résistance et de l'armée de libération (1953-1956).
Avec Mehdi Ben Barka, AbderrahimBouabid, Abdallah Ibrahim, Mohamed Basri, MahjoubBenseddik et d’autres militants, il quittera l'Istiqlal pour créer l'Union nationale des forces populaires (UNFP) le 6 septembre 1959. Il en présidera le congrès constitutif aux côtés de Ben Barkaet devint l’une des figures de proue de l’opposition.
Il est arrêté en 1959 avec Mohamed Basri, rédacteur en chef et directeur d'At-Tahrir, suite à la saisie d'un numéro de ce journal dans lequel le parti demande la responsabilité du gouvernement devant le peuple et non devant le Roi. Il est inculpé pour offense au Roi, incitation au crime contre la sûreté intérieure de l'Etat et trouble à l'ordre public. Il fut néanmoins relâché quelques jours plus tard.
Il a été cependant condamné par contumace avec l’ensemble des membres de la commission administrative de l’UNFP en 1963 à deux ans de prison avec sursis pour complot contre le régime.
Après l'assassinat de Mehdi Ben Barka en 1965, il est parti à Paris pour participer à l'organisation du procès diligenté en l’occasion. Il entamera alors quinze ans d'exil en France. Durant cette période, il fut poursuivi par contumace lors du grand procès de Marrakech, qui s’est déroulé entre 1969 et 1975, pour complot et au cours duquel le procureur a requis contre lui la peine de mort.
Pendant ces quinze années d'exil, il a adhéré à un certain nombre d’ONG des droits humains, notamment l'Union des avocats arabes dont il fut le secrétaire général adjoint de 1969 à 1990, l'Organisation arabe des droits humains, SOS Torture et l’Institut arabe des droits de l'Homme.
Après le congrès extraordinaire de l'UNFP en 1975 à l’issue duquel ce dernier a opté pour l’appellation d'Union socialiste des forces populaires (USFP), il a été désigné par les instances du parti comme délégué permanent à l'extérieur. Il est, par la suite, devenu membre du Bureau politique lors du troisième congrès du parti en 1978.
Gracié, il est rentré au Maroc en août 1980.
Douze ans plus tard, en 1992, il est devenu Premier secrétaire après la mort d'AbderrahimBouabid.
Après deux ans passés en exil volontaire à Cannes en 1993-1995, pour dénoncer le trucage électoral des législatives de 1993, il revient au Maroc sous la pression de ses camarades et dans la perspective de nouvelles réformes démocratiques.
Il a repris son poste de Premier secrétaire, deux échéances sont au rendez-vous : organiser la campagne pour la réforme constitutionnelle et les élections anticipées.
Après les législatives de 1997 remportées par l'USFP, Abderrahmane El-Youssoufi a été  nommé Premier ministre du gouvernement d'alternance.
Le 23 juillet 1999, le Maroc a été secoué par une triste nouvelle : S.M Hassan II a succombé à la maladie qui le rongeait. Mais bien que l’après-Hassan II ait été appréhendé, la transition monarchique s’est déroulée dans la sérénité et Abderrahman El Youssoufi a été maintenu à la tête du gouvernement, alors que quelques mois plus tard, Driss Basri, le puissant ministre d’Etat, ministre de l’Intérieur depuis 1979, a été  finalement limogé par S.M le Roi Mohammed VI.
Homme aux principes inébranlables et d’une humilité hors pair,Abderrahmane El Youssoufi n’avait de préoccupations que la stabilité de la Monarchie et l’intégrité territoriale du Royaume.
Cette lourde responsabilité, il l’a donc assumée et assurée avec brio jusqu’au lendemain des élections législatives du 27 septembre 2002 qui, au lieu de reconduire l’USFP, menèrent Driss Jettou à la Primature, une nomination qui avait fortement contrarié les membres de l’USFP qui la jugèrent abusive et même contraire à la «méthodologie démocratique».
Ainsi, la parenthèse aura duré quatre ans et demi, époque charnière dans l’histoire contemporaine du pays, durant laquelle le gouvernement de l’alternance a été remanié à quatre reprises sous deux Rois.
Le grand homme à qui Hassan II disait une année après sa nomination : «Maintenant je peux dormir tranquille» a quitté la scène politique le 28 octobre 2003, pour couler, en toute discrétion, des jours tranquilles loin des feux de la rampe.

L'homme de l'alternance n'est plus
•        Le serment sur le Coran
« Quand Hassan II m’a reçu au palais Royal de Rabat, le 4 février 1998, il m’a demandé de prendre mon temps pour constituer le gouvernement et m’a dit qu’il était prêt à me recevoir à chaque fois que j’en ressentais le besoin. Avant de nous séparer, nous avons, à sa demande, juré de concert sur le Coran posé sur son bureau “de travailler ensemble pour l’intérêt du pays et de nous soutenir mutuellement”. Il a prononcé ces paroles et je les ai répétées après lui».

•        Jettou, émissaire du Souverain
« Vers la fin de 1997, Driss Jettou, qui était alors ministre des Finances, me contacta. Il m’expliqua qu’il avait présenté à Hassan II une batterie de mesures pour sortir de la crise économique et que le Roi l’avait chargé de venir m’en parler. […]. Notre rencontre dura quatre heures. Jettou me confia que le Roi avait été obligé de suspendre le processus d’alternance qu’il avait lancé en 1994 car il était convaincu que “la véritable alternance ne pouvait se faire qu’avec ceux qui étaient dans l’opposition durant les dernières décennies, comme précisément Abderrahmane El Youssoufi” […]. Hassan II me reçut le 4 février 1998 pour me nommer Premier ministre. »


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