L’ avenir éclairé par l’histoire


La crise comme facteur motivant au développement

Ahmed EL AKED
Mercredi 23 Septembre 2020

L'Etat marocain et l'histoire des épidémies
Dans le parcours des Etats et des sociétés, face à des crises d'urgence, il n'y a pas de plus fort et de plus profond que le rappel conscient des faits et des événements passés en vue de dégager les leçons de l'histoire proche et lointaine. Avec les succès qu'elle mémorise et les échecs qu'elle enregistre, l'histoire humaine s'impose dans la recherche des solutions aux équations politiques et la résolution des problèmes économiques, sociaux et culturels. Cependant, le retour à l’histoire ne signifie pas la reconquête d’un passé perdu ou la recherche des recettes prêtes, mais plutôt un acte pour mener une analyse approfondie des problèmes rencontrés. L’objectif étant de bien comprendre les leçons tirées des expériences historiques similaires afin de trouver de nouvelles réponses tenant compte du changement des conditions et du temps. En réalité, puisqu’«on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve», comme l'admet Héraclite, le pionnier de la notion du changement constant, l'esprit humain ne peut rester statique. Il est quasiment impossible d’adopter la même logique et la même approche pour faire face aux phénomènes et aux catastrophes fréquentés face à une dynamique historique qui s'impose dans la gestion des crises. Néanmoins, les éclairages de l'histoire restent, dans des faits similaires ou convergents, indispensables pour tout gestionnaire de crise qui cherche à ne pas répéter les erreurs du passé, ou à développer sa performance pour être anticipative et efficace. Dans une large mesure, ce propos s’applique à l’expérience de l’Etat marocain face aux catastrophes naturelles et aux crises sanitaires, et nous l’avons mis à l’esprit en analysant la situation actuelle du Maroc, comme tous les pays du monde, en raison de la propagation de la pandémie de «Covid-19». Tout au long de son parcours historique depuis sa création, l'Etat marocain a été confronté à de multiples contraintes politiques, économiques et sociales, qu'il a su dépasser grâce au comportement réformiste qu'il a adopté de temps à autre. Il a également souffert de phénomènes naturels violents, d'épidémies et de famines cruelles qu'il a réussi à chaque fois à surmonter malgré ses terribles complications qui ont raté les nombreuses opportunités de progression rapide du Maroc dans l'échelle du développement économique et social. Il s’agit d’un bilan historique riche en leçons en matière de lutte de l'Etat marocain contre les ambitions des ennemis, les menaces des troubles, la férocité des épidémies et la violence de la nature. Ce bilan est également lié à un cumul très significatif des approches adoptées par l'Etat marocain pour résoudre ce type de conflit historique, que le politique et le penseur doivent prendre en considération dans la gestion de la crise actuelle et des crises éventuelles à travers une vision plus réaliste et ambitieuse. Approchant ce bilan, l'historien Germain Ayache affirme (dans son mot introductif de l’ouvrage publié en arabe «Histoire des épidémies et des famines au Maroc aux XVIIIe et XIXe siècles» réalisé par Mohamed Al-Amin Al-Bazzaz): «Ce qui est surprenant à cet égard, c'est que le peuple marocain a réussi à survivre malgré ces catastrophes graves et fréquentes. En effet, il avait réalisé, malgré sa faiblesse, depuis l'époque des Almohades au XIIe siècle, un niveau d'organisation et de cohésion qui a été préservé plus tard. L’Etat s’efforce d’atténuer l’impact des pandémies. » Ainsi, le rôle de l'Etat était présent pour absorber les effets épidémiologiques catastrophiques durant les différentes périodes historiques, et c'est le rôle que l'Etat a joué aujourd'hui pour lutter contre le «Covid-19» sous une forme efficace et plus avancée qui reflète les progrès de l'Etat marocain lui-même. La différence entre le passé et le présent est de nature fondamentale, car, outre les différents mécanismes et moyens de faire face aux pandémies, la nette différence entre hier et aujourd'hui réside dans les estimations politiques et la perception par l’Etat de son rôle dans la gestion des crises. En toute objectivité, on peut dire que le Maroc a réussi, sur la base de ses expériences historiques successives face aux crises sanitaires et naturelles, à passer de l'Etat passif à l'Etat actif, de l'Etat influencé à l'Etat initiateur: c'està-dire d'un Etat exposé à la crise et qui agit pour s'adapter à ses effets à un Etat qui anticipe la crise et prend l'initiative pour dépasser ses complications.

Le choix de la modernisation et la nécessité du progrès scientifique
Grâce aux décisions Royales anticipatives, le rôle de l'Etat dans la gestion de la crise du «Covid-19» a été déterminant car il a pu mobiliser toutes les composantes de la société pour imposer l’état d'urgence sanitaire, ce qui a permis de préserver les pertes humaines à leurs plus bas niveaux par rapport aux pertes massives dans plusieurs pays européens (Italie, Espagne, France, Royaume-Uni, …). Cela nous pousse à revoir la conclusion de l'historien Mohamed Al-Amin Al-Bazzaz auquel il est parvenu dans son ouvrage précité. Ladite conclusion indique que l'Europe – depuis la peste noire au milieu du XIVe siècle – a appris à faire face aux épidémies grâce à la croissance économique et sociale qu'elle a réalisée, pendant que le Maroc est resté impuissant face à ces épidémies inhibant son potentiel de croissance. Les faits révélés par la pandémie de «Covid-19» ont réfuté cette tendance dans l'analyse historique, et même douté que les progrès scientifiques aient progressivement permis à l'Europe de comprendre le mécanisme des épidémies et de développer des moyens de prévention, comme le confirme l'historien. La seule observation historique de Mohamed Al-Amin Al-Bazzaz, qui appelle à la contemplation, est que la pensée scientifique au Maroc était enracinée dans la tradition et que les savants, au sens religieux, niaient l’existence de l'infection et contestaient la légitimité de sa prévention. H o r i z o n s LIBÉRATION JEUDI 24 SEPTEMBRE 2020 19 Il faut rappeler, ici, le fait que Sa Majesté le Roi Mohammed VI, dans son discours réaliste à l'occasion du 67ème anniversaire de la révolution du Roi et du peuple (jeudi 20 août 2020), regrette le nombre élevé des contaminés après la levée de la quarantaine pour plusieurs raisons, d’autant que certains prétendent l'absence d'épidémie. A ce niveau, l'alternative serait l’adoption de l'Etat du choix de la modernisation à tous les niveaux, en particulier la modernisation des structures intellectuelles qui assurent la consolidation de la pensée scientifique et critique au sein de la société. Un tel choix qui permet le dépassement de la pensée traditionnelle associée, en plusieurs cas, à des formes de tromperie, de mythe et de déni des faits scientifiques. En effet, l’urgence est non seulement l’institution de l'Etat providence renforçant son intervention dans les domaines sociaux stratégiques (éducation, santé, protection, ...), mais aussi l’instauration d’un Etat « scientifique », ou l'Etat des connaissances scientifiques, à travers l’élaboration d’une politique publique globale rendant la science un mécanisme primordial dans le processus du changement sociétal.

La crise comme facteur motivant au développement
En visant la modernisation de la société, il est impératif de rompre avec la remarque historique de Mohamed Al-Amin Al-Bazzaz selon laquelle les famines et les épidémies ont contribué, périodiquement, à la récession économique et à l'isolement social (naturellement évident), et qu'elles faisaient partie des freins au développement car elles n'ont pas permis au Maroc d’hier les conditions propices au décollage économique. Pour dépasser ce fait historique, le Maroc d’aujourd'hui doit être capable de transformer l'épidémie actuelle d'un obstacle à la croissance en une incitation au développement. L'Etat doit saisir cette période de crise, notamment avec la deuxième vague de l'épidémie, pour revoir ses priorités et ses politiques publiques, et accélérer le rythme des réformes nécessaires, surtout dans un contexte favorable marqué par l’élaboration d'un nouveau modèle de développement, le renforcement des infrastructures de base, et l'initiation effective de réformes sociales sans précédent. Cependant, la tendance à un développement global et durable n’est possible qu’à travers des institutions capables de soutenir les différentes transformations sociétales, y compris la transformation sociale. Etant donné que le développement social exige la présence d’institutions efficaces, l'Etat est appelé à assurer une réforme institutionnelle régulière basée sur une architecture institutionnelle bien définie qui permet la concrétisation des priorités politiques, économiques et sociales. La réforme institutionnelle est, donc, un point d'entrée majeur pour entreprendre les différentes réformes économiques, sociales, culturelles et environnementales. Elle représente une condition préalable au succès de toutes les réformes puisqu’elle permet l’émergence des structures fortes et des élites qualifiées qui parviennent à la gouvernance et à l'efficacité institutionnelle. Il est donc nécessaire que cette réforme soit encadrée par une vision cohérente de ce que devraient être les institutions élues (réforme électorale) et les institutions étatiques intervenant dans le domaine économique, social et culturel (réforme administrative). S'il est naturel que la réforme du système politique et électoral exige un débat politique public, il est très utile que ce dernier contribue à l’élaboration des pistes de réforme institutionnelle administrative qui ne doit pas être isolée dans un champ purement technique. La performance des institutions publiques, dans le secteur économique et financier, ainsi que dans les secteurs sociaux et culturels, est liée à l’aspect politique puisqu'elles assurent la mise en œuvre des politiques publiques élaborées selon le choix de l'acteur politique. En outre, les institutions jouent un rôle essentiel dans l'accélération de la croissance économique et la promotion du développement social, comme le prouvent les chercheurs et les analystes de la nouvelle économie institutionnelle. Tenant compte des répercussions de la crise épidémique, la réforme des institutions publiques s'impose pour faire face aux problèmes existants : la multiplicité des structures, l’incohérence des missions et des attributions, le croisement des programmes et des projets, et la dispersion des ressources financières. Ce diagnostic a été évoqué plusieurs fois dans les discours de Sa Majesté le Roi Mohammed VI, et a été détaillé dans un ensemble de rapports nationaux (Conseil supérieur des comptes, Conseil économique, social et environnemental, Bank Al-Maghrib, Haut-Commissariat au plan, ...). Cela nécessite de remédier aux défaillances institutionnelles, en particulier leur multiplicité excessive et les graves tensions qui en résultent en raison des affrontements des pouvoirs, des chevauchements de tâches et des intersections d’activités. Au lieu que la pluralité des institutions soit un catalyseur pour enrichir l’action publique et améliorer la création d'idées et d'initiatives, elle est devenue un obstacle à la convergence des politiques publiques et au développement de l’activité publique, conduisant ainsi à la faiblesse de la légitimité institutionnelle. C’est le cas dans plusieurs secteurs dont les programmes sont éparpillés entre différents départements ministériels et institutions publiques, tels que le développement humain, l’action sociale, le soutien au monde rural, les affaires des Marocains du monde, etc. Il semble donc nécessaire d'adopter une nouvelle logique institutionnelle basée sur le groupement des structures, l'intégration des politiques et la concentration des missions. Avec ce type de réforme, il est possible d'assurer l'efficacité de la performance institutionnelle afin de soutenir le décollage économique et le développement durable en fonction des données et des priorités révélées par la crise épidémique, notamment la mise en place d'un système social équitable et la concrétisation de la justice sociale et territoriale. Cette transformation sociale ne sera traduite en réalité que si l'acteur politique perçoit les leçons de l'histoire: histoire des troubles sociaux et des catastrophes naturelles, en vue d’avancer vers un avenir qui sera marqué par un modèle de développement orienté vers le social. Il n’est pas difficile pour notre pays qui a pu, malgré les moyens modestes, maîtriser la première vague de la pandémie de «Covid19», d’accroître son empressement à affronter la deuxième vague afin de préparer les bonnes conditions d’édification du nouveau modèle de développement social. Il suffit de bien saisir la notion du «contrat national» que Sa Majesté le Roi a cité dans son dernier discours à l’occasion de la Fête du Trône (mercredi 29 juillet 2020), pour que nous puissions renforcer la cohésion au sein de notre pays sur la base des principes de la liberté, de la justice et de la solidarité.
Par Ahmed EL AKED 
Chercheur en communication et analyse de discours, Membre du Conseil national de l'USFP et Coordinateur de la Commission économique, sociale et environnementale


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