L’assaut abusif contre l’Etat-providence

Et si nous remettions les questions de l’impôt progressif et de la propriété au centre de la riposte contre le Covid-19 !


Par Youssef Mahassin
Mardi 14 Avril 2020

L’assaut abusif contre l’Etat-providence
Aujourd’hui, les décideurs mondiaux semblent complètement dépassés par les événements en cours. Du moins c’est ce qu’on peut tirer de leur communication de crise et des actions de terrain à l’épreuve du Covid-19. A l’image de ceux, à l’attitude arrogante, qui ont considéré le risque de pandémie comme une vanne que personne ne peut croire, d’autres qui sortaient des théories absurdes et complètement décorrélées comme
« l’immunité du troupeau » ou ceux qui ont préféré, tout court, mentir sur les chiffres d’infection et de décès.
Pour eux, le déni de la réalité serait de toute évidence la réponse sine qua non à tous les défis qui nous attendent ; qu’il s’agisse «du crash sanitaire», de la montée du niveau des eaux ou de la hausse des inégalités, etc.
Ce comportement de déphasage vis-à-vis de la réalité surgit souvent chez le décideur politique quand ce dernier se retrouve dans l’incapacité d’expliquer un phénomène en dehors de sa boîte à outils ou de son appareil conceptuel. C’est littéralement le cas de la majorité de nos dirigeants guidés à l’aveuglette par les instructions de l’économie néolibérale qui limite leur champ d’action dans des mesures frivoles dont eux-mêmes ne connaissent plus leur utilité : plans de relance, essor du capital privé, équilibre macroéconomique, prospérité économique, quantitative easing, réforme de la loi de travail…Bref, des bricolages devenant carrément obsolètes.
A tous ces dirigeants, on dit que le monde autour d’eux a changé, et que le logiciel néolibéral mis en place dès les années 80 n’est plus en mesure de suivre les changements auxquels fait face le monde en ce début du 21e siècle. Les lignes qui suivent essayent de mettre en lumière certains défauts du cadre de pensée néolibérale pour ensuite en proposer une alternative qui soit en phase avec les enjeux de notre société contemporaine.

Une société aux priorités
totalement bouleversées

En Afrique, il y a de plus en plus de gens ayant un téléphone portable sans avoir accès à l’eau potable et aux toilettes. Ce chamboulement de priorités, qui peut paraître à première vue inhérent aux zones les moins développées du globe, est en effet une réalité universelle quasi-présente dans tous les pays quel que soit le degré de développement. Dit autrement, c’est une particularité exclusive à l’idéologie néolibérale.
Dans l’Europe et les Etats-Unis d’après-crise, celle-ci s’est cristallisée dans le comportement des marchés financiers, car au moment où les économies réelles s’attendaient à bénéficier des bienfaits des programmes de financement entrepris par la BCE et la Fed pour sortir de la crise, les traders des banques d’affaires, eux, avaient un avis complètement différent. Ils ont préféré tourner ces fonds vers des titres de deuxième main.  La spéculation s’est avérée une option juteuse. Cependant, l’euphorie au niveau des bourses s’est accompagnée d’une stagnation du pouvoir d’achat des ménages.
Ainsi, les programmes de relance économique se sont trompés de cible, ou peut-être pas, puisqu’ils avaient la possibilité de cibler directement les ménages et entreprises sans passer par les banques et les marchés financiers (monnaie hélicoptère). De toute façon et quelles que soient les intentions, ils ont fini par dérouler le tapis rouge à une minorité de veinards afin de fructifier leur fortune tandis que le monde ne s’est jamais réveillé de sa dépression.  
Vraisemblablement, on ne peut en aucun cas en vouloir aux traders pour leurs choix de placement car ces actions, obligations et options d’occasion rapportaient visiblement beaucoup plus de thunes que l’investissement dans la recherche médicale. Et pour les homos economicus qu’ils sont, ce comportement est tout à fait « rationnel ». Plus tard, c’est tout le fondement idéologique néolibéral qu’il faudrait remettre en cause.

Un assaut injustifiable contre
l’Etat-providence

La croyance néolibérale est d’emblée partie en croisade contre l’Etat-providence, son ennemi juré qu’elle a fait de son démantèlement sa mission sacrale. En faisant ainsi, toutes les autres formes de rassemblement social seraient machinalement dissipées (syndicats, partis…) et de cette façon, la voie serait libre pour faire passer les lois de travail les plus précaires. Ce schéma ingénieux était le résultat de la rencontre d’intellectuels ultraorthodoxes, généralement des Autrichiens ayant souffert des sévices commis par les régimes communistes, et des hommes d’affaires pragmatiques trouvant dans ces théoriciens un tremplin idéal pour s’emparer des biens publics. L’exemple de la Russie est dans ce sens très probant, où des oligarchies se sont vicieusement accaparées des biens de l’Etat. De nos jours, ce pays figure en deuxième position après les pays du Golfe en termes de fuite des capitaux vers les paradis fiscaux.
De ce fait, l’éviction graduelle de l’Etat dans l’économie laissa par conséquent la voie grande ouverte au capital privé, ce dernier nous promit stabilité et croissance économique…40 ans plus trad, la croissance sera divisée par deux et les inégalités de patrimoine et de revenu frôleront les nuages.
Finalement, on se rend compte que l’action privée ne peut tout le temps se substituer à l’action de l’Etat, et ce pour au moins deux raisons : primo, l’explication la plus basique consiste à dire que l’Etat vit plus longtemps que les individus. La question du temps est dans ce sens fondamentale dans les choix économiques, que ce soit d’investissement ou d’octroi de crédit, les bailleurs de fonds connaissent bien cette réalité. Suivant cette logique, l’investissement public ne se préoccupe pas du gain rapide et donc peut réaliser des projets sur une longue échéance et n’attendre le retour sur investissement qu’après 25 ou 30 années, le temps qu’il faudra par exemple pour achever la réforme dans l’enseignement pour les pays pauvres. Secundo, seul l’investissement public peut dépenser de grandes sommes d’argent dans des infrastructures dont l’utilisation future n’est pas totalement sûre mais cruciale pour la survie de la société, comme pour le cas des pandémies ou pour la prévention contre les effets désastreux du dérèglement climatique. Des missions qui ne relèvent guère des compétences du secteur privé.

Agissons autrement…
Mais au-delà de ces limites, notre monde a besoin plus que jamais de transcender la parenthèse néolibérale et « de réfléchir mûrement à une possible mutation en ce 21e siècle vers une société plus juste et plus altruiste », comme l’espère Jacques Attali, ancien conseiller de François Mitterrand, dans une récente chronique intitulée « Chaque épidémie majeure, depuis mille ans, a conduit à des changements essentiels ». Sur ce point, on ne peut qu’être d’accord avec M. Attali. Cela dit, c’est au niveau du fond qu’il est nécessaire d’apporter davantage de précisions, notamment sur quel type de changement nous aspirons au juste.
Il va sans dire qu’après ce répit mental et cette expérience spirituelle imposés par le virus, les citoyens d’après le déconfinement n’accepteront plus les demi-solutions. Ils ne cautionneront plus qu’une partie de l’argent public soit adressée à la subvention de l’énergie fossile ou que les soignants et infirmiers soient payés au SMIG. Maintenant, tout le monde a l’air convaincu que le réajustement des salaires et la subvention des industries vitales sont le produit d’un choix politique, et dans le monde démocratique auquel nous aspirons, la question politique sera tranchée par le débat démocratique. Le moment est donc idoine pour les partis et les mouvements à tradition égalitaire de situer la barre un peu plus haut et mettre fin à leur léthargie pour aborder les questions centrales telles la propriété et la réforme fiscale avec plus de courage et d’inventivité.

Vers un réel retour
à la progressivité de l’impôt

Dans le passé, toutes sociétés confondues, la pression fiscale, qui indique la part des recettes fiscales collectées sur le total du revenu national, était extrêmement faible (moins de 5%). Ce n’est qu’au début du 20e siècle que cette dernière prendra de l’ampleur pour frôler des niveaux inédits en dépassant 50% en raison de l’évolution de l’Etat social qui va généraliser l’enseignement pour tous et asseoir un système de l’assurance maladie universelle. Cela ne pouvait avoir lieu sans l’instauration de nouvelles formes d’impôt tel l’IR progressif. C’est le cas, par exemple, de la Suède qui a réussi en l’espace de quelques années seulement à renverser la tendance en passant d’une société élitiste (le pays de l’Europe du 19e siècle aux écarts de revenu et de patrimoine les plus flagrants) à la société la plus égalitaire au monde vers la fin des années 80 du siècle dernier, et ce grâce en grande partie à la force de caractère du parti social-démocrate suédois et à la mobilisation de la société suédoise.
Pourtant dans les trente glorieuses, la Suède n’était pas la seule à avoir appliqué des taux d’imposition aussi élevés, c’était ainsi partout dans le monde. L’exemple des Etats-Unis de Roosevelt, le berceau de l’entrepreneuriat, est dans ce sens prodigieusement instructif. L’imposition des plus hauts revenus effleurait les 90% et dépassait 70% pour les successions sans pour autant porter préjudice à la liberté d’entreprendre ni à la croissance économique qui était, rappelons-le, deux fois plus marquante que dans la période reaganienne.
Dans son best-seller « Capital et idéologie », Thomas Piketty nous explique que la progressivité de l’impôt est une invention récente puisque le monde d’avant la Première Guerre mondiale connaissait uniquement un taux proportionnel et ce, quel que soit le montant du revenu imposé. Cette découverte comparable dans son ampleur à la machine à vapeur ou à l’électricité a permis à l’Etat non seulement de jouer pleinement son rôle de régulateur, mais aussi de remplir de nouvelles fonctions sociales et stratégiques tels que l’enseignement obligatoire, l’ouverture des filières scolaires à toutes les classes sociales ainsi que l’appui à la recherche scientifique. Quelques années plus trad, le progrès touchera d’autres couches sociales, l’homme posera le pied sur la lune et l’Internet verra le jour.
Néanmoins, l’ensemble de ces acquis ne semblaient pas plaire à tout le monde et au milieu des années 70 les rapports de force vont se pencher en faveur d’un nouveau discours haineux à l’égard des nouveaux rôles de l’Etat.
Mais en annonçant son offensive contre cet dernier, l’appareil idéologique néolibéral avait en réalité pour objectif latent le démantèlement de l’impôt progressif et le retour graduel à la proportionnalité médiévale. A en convenir qu’une partie de cette vocation s’est effectivement réalisée. D’où la multiplication des régressions et paradis fiscaux et le retour accru des inégalités ces dernières années.
Par ailleurs, la vision mercantile de nos jours ne vaut plus rien face à la fonte glaciale, au « crash sanitaire », à la dérive identitaire et à l’insolvabilité financière des particuliers (l’OIT estime qu’il y a 1,25 milliard de travailleurs qui courent le risque de licenciement dû au coronavirus). On peut donc aisément dire que ceux qui continuent de croire en des pouvoirs magiques du marché (autorégulation, main invisible…) se trompent d’époque.
Pour ces raisons, Bruno Lemaire, le ministre de l’Economie française, a décidé récemment d’annoncer un possible retour à la nationalisation des fleurons de l’industrie française, notamment dans le transport aérien et l’industrie automobile. Lui qui s’apprêtait quelques jours avant la pandémie à entamer la privatisation des aéroports de Paris.
Par ailleurs, et au-delà de ces choix de bricoleur à la dernière minute, nombreuses sont les voix à travers le monde à avoir fait une lecture lucide des transformations en cours. A l’instar de la ligne gauche du parti démocrate américain qui a mis la question de l’impôt progressif sur le revenu et sur le patrimoine au cœur de son programme de transition écologique. Idem pour le parti social-démocrate allemand et les travaillistes britanniques.
Ceci tient du fait que les enjeux de demain seront interconnectés. Avec le réchauffement climatique, le permafrost qui est cette terre gelée en Sibérie et en Alaska est en train de fondre et avec sa fonte des dizaines de microbes et de virus monteront sur le sol et pourront vite constituer une nouvelle menace sanitaire de grande envergure. Et pour y faire face, nous aurons besoin et de ressources financières colossales et d’une véritable coopération entre les nations pour contenir les flux migratoires qui peuvent en résulter à cause de la sécheresse ou du manque d’eau. Ceci ne peut avoir lieu sans au préalable une solidarité entre les groupes sociaux à l’intérieur des Etats eux-mêmes. Dès lors, l’émergence d’un discours progressiste et solidaire pouvant à la fois entamer la transition écologique et faire barrage au populisme racial est, dans notre ère, une nécessité historique.

Pour une nouvelle forme
 de propriété

Avec le recul, on peut dire que les mesures qui ont été prises après la Seconde Guerre mondiale comme la cogestion des entreprises appliquée dans les  pays nordiques et en Allemagne, la nationalisation des grandes entreprises (le cas de Renault en France), l’inflation et l’impôt progressif, sont la preuve que le dépassement de la société « propriétariste » installée depuis la révolution française de 1789 était et restera possible. Un demi-siècle plus tard, le monde se remémore cette période sous le nom des trente glorieuses.
Par l’ampleur de ces réformes, qui restent cependant à l’ordre du jour, les trente glorieuses ont réussi à concilier la liberté d’entreprendre et la justice sociale, d’autant plus que cette économie de type mixte a connu un succès incontestable en termes de croissance économique spectaculaire.
Encore faut-il rappeler que la question de la propriété a sans cesse été au centre de toutes les organisations économiques, et qui dit organisation économique, dit paiement de l’impôt et distribution des salaires, loyers, dividendes…Cela dit, pour décréter un impôt progressif sur la fortune et sur le revenu à hauteur de 80%, nous aurons besoin d’une structure économique solide qui tient tête aux puissants. Il en va de même pour payer un caissier, un soignant, un éboueur au juste salaire ; il faudrait que ces gens soient représentés décemment dans les conseils d’administration de leur entreprise. Ensuite, pour réussir la transition écologique, nous devons dans l’urgence mettre un terme aux émissions de gaz à effet de serre et pour y parvenir, les associations civiles et le conseil des communes doivent avoir accès au capital des grandes entreprises.
Transcender la propriété ne veut pas dire la supprimer ou la confisquer au profit d’un Etat totalitaire comme dans le cas des régimes bolcheviques, mais plutôt de la concevoir sous une autre forme plus évoluée, une propriété davantage sociale et écologique. Et pour arriver à cette fin, on ne manquera sûrement pas d’ingéniosité.


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