L’artiste et le lieu: Nathalie Rias se remémore l’hôtel de France à El Jadida


Par Mustapha Jmahri
Mardi 12 Janvier 2021

Nathalie Rias est une artiste pluridisciplinaire et réalisatrice française. Elle poursuit des études de théorie du théâtre à l’université de la Sorbonne Nouvelle et, en parallèle, suit des ateliers d’entraînement d’acteurs et des ateliers d’écritures. En 2017, Nathalie a eu l’occasion de visiter El Jadida et de passer la nuit à l’ancien hôtel de France, rue Lescoul. En tant qu’artiste, ce séjour dans cet hôtel, bâti au tout début du XIXème siècle, l’a intriguée. De retour en France, elle a cherché à connaître un peu l’histoire de ce lieu d’une autre époque. Ses recherches sur Internet l’ont conduite à me contacter pour l’aider à répondre à ses questionnements. Sa lecture de mon livre «El Jadida, destins croisés» qui comporte une chronique sur la famille Lescoul à l’origine de l’édifice, l’a éclairée, quelque peu, dans sa quête. Comme pour toute âme sensible, il est des lieux qui parlent aux gens et cela permet parfois de tisser des liens au-delà des frontières et au-delà des continents. Par ailleurs, dans mon livre de témoignages intitulé « Paroles de Mazaganais » datant de 2007, j’ai transcrit le témoignage de Claude Polizzi, né à Mazagan en 1926, et qui est le petit-fils de Joseph Lescoul, bâtisseur de l’hôtel de France. J’ai eu l’opportunité de rencontrer Claude Polizzi avec son épouse, chez lui, à Casablanca, et il m’a parlé de l’histoire de ce grand-père hautement emblématique. A signaler également que dans ma publication intitulée «Chroniques secrètes sur Mazagan» parue en 2010, j’ai reproduit une photo rare : celle de la visite d’Alexandre Millerand, président de la république française à Mazagan en avril 1922 et de son arrivée à l’hôtel de France. Dans le même livre (pages 135 à 141), figure une chronique sur l’assassinat à Mazagan du militaire français André Lescoul qui n’est autre que le frère du bâtisseur de l’hôtel. A ma demande, Nathalie Rias a bien voulu me faire part, quatre ans après sa visite, de ses impressions lors de son séjour dans cet hôtel fermé en fin 2017. «Je suis Nathalie Rias, artiste française et j’écris ces impressions à la demande de Mustapha Jmahri, historien d’El Jadida. J’ai visité cette ville en décembre 2012. En me promenant le long de la mer, j'ai été attirée par un bâtiment un peu délabré mais malgré tout majestueux et j'ai cru qu'il était abandonné. De par sa situation en bord de mer, j'ai été étonnée qu'il n'ait pas été l'apanage des promoteurs car il aurait pu y avoir un hôtel de luxe à cet endroit. Le lendemain, je suis repassée devant en me disant que c'était dommage qu'il soit abandonné et, en regardant dans la rue qui jouxtait le bâtiment, je vis un petit écriteau qui indiquait Hôtel du Maghreb, ancien Hôtel de France. C'était donc bien un hôtel. Ma curiosité m'a poussée à entrer accompagnée de mon compagnon et de ma fille. Lorsque j'ai vu les tarifs à peine plus chers que le prix d'un modeste repas, j'ai décidé de déménager et de m'y installer. Le tenancier m'a laissée libre de choisir ma chambre, il n'y avait que très peu de clients et toutes les chambres étaient ouvertes. Ainsi, je me suis promenée admirant les différentes vues sur la mer, les vieux meubles datant des années 20. Les salons dataient des années 50. J'ai eu ainsi l'impression d'une grande liberté. Je dormais dans une chambre et j’utilisais une prise dans une autre. J'en ai fait mon terrain de jeu. L'ancienneté des meubles me rappelait les maisons de campagne lors des vacances en France. La dame qui faisait le ménage paraissait très lasse, on aurait dit qu'elle avait toujours été là et qu'elle était intemporelle. Les meubles m'ont intriguée ainsi que les boiseries peintes au plafond et les mosaïques. Cet hôtel semblait avoir un passé prestigieux. J’ai alors interrogé le tenancier et il m'a appris que l'hôtel avait été construit par un Français sous l'époque coloniale. Cette information a créé comme un malaise, car le fait colonial reste un fait douloureux fertilisé par la culpabilité, même si du temps a passé. Ainsi ai-je eu une explication sur la nature des meubles. Pourquoi le tenancier les avait-il gardés ? On n’efface pas l’histoire en jetant des meubles. Les considérait-il uniquement pour leurs fonctions ? Ou alors son goût pour leur beauté plastique avait-il été plus fort que les aléas de l’Histoire ? Etait-il un esthète? Il pensait peut-être que ces meubles avaient leur existence propre et peu importe ce que peut fomenter l’homme. J'ai réalisé à quel point je circulais dans un environnement dont il était difficile de deviner les logiques et les raisons d’être mais qui ne répondait en rien à une économie hégémonique. J'ai savouré cette expérience immatérielle, j'étais dans la sensation. Plus je côtoyais l’étrangeté de la situation et plus l’hôtel semblait m'appartenir. Je suis alors entrée dans une rêverie. J’imaginais expliquant au tenancier combien j'aimais bien l'expérience faite en ce lieu. Alors il me tendit une clef en me disant : « Tiens, ma fille, je te le donne, je suis vieux et je vais prendre ma retraite ». Je me voyais déjà transformer ce lieu en un hôtel de luxe grâce au beau potentiel qu'il offrait déjà. Mais je me suis tout de suite ravisée. Je n’ai pas l’âme d’un promoteur et je préférais cette liberté que je trouvais dans cet espace. La rêverie se poursuivait. Le soir, tout était incertain, je me sentais dans une zone non définie, un vide peutêtre. Je me suis allongée sur un lit et j'ai écouté une émission de radio sur l'artiste Yves Klein. Je me suis souvenue alors du « Saut dans le vide » d’Yves Klein et cela résonnait avec la relation immatérielle que j'avais avec cet hôtel. Je décidais donc, non pas de rêver à un hôtel de luxe, mais de faire partager mon expérience de ce lieu avec d'autres personnes. J'ai imaginé que je transformais cet édifice en hôtel de luxe d'art, le principe serait que les gens pourraient faire une réservation pour rester dans l'hôtel qui garderait son fonctionnement actuel. Il n’accepterait que très peu de réservations pour préserver cette liberté de pouvoir circuler librement dans un maximum de chambres en tentant de transmettre ce sentiment d’être hors du temps. La réalité m'a rattrapée et, comme l'hôtel ne m’appartenait pas, j'ai poursuivi mon entreprise artistique et je parle de cet hôtel comme d’une expérience immatérielle que je développe dans un film que j'ai écrit. Lors de l’écriture du scénario, je me suis demandé qui avait fait construire cet hôtel. J'ai commencé à faire des recherches sur Internet et je suis entrée en contact avec l’écrivain Mustapha Jmahri. Dans ma quête pour tenter de reconstituer des bribes de l'histoire de ce bâtisseur, j’ai appris qu’au début du XIXème siècle le fondateur de l'hôtel devait s'installer à Casablanca mais une tempête empêcha son bateau d’y accoster et il débarqua donc à El Jadida ».


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