L’Original Tiger Band, premier orchestre de jazz d’El Jadida dans les années 50


Par Mustapha JMAHRI
Mardi 29 Juin 2021

L’Original Tiger Band est un orchestre de musique jazz créé à El Jadida par quatre adolescents mazaganais dans la deuxième moitié des années 1950. Il disparaîtra en 1962 suite à la séparation de ses membres pour émigration ou poursuite d’études. Il n’aurait existé que huit ans, mais c’était sans compter sur ses réussites et son influence sur la jeune génération de Mazaganais des débuts de l’Indépendance. Pour connaître l’histoire méconnue de ce jeune groupe, Salomon Assédo, l’un de ses fondateurs, nous en informe à travers ce texte réalisé en commun.

A l’origine, nous étions quatre lycéens du collège mixte de Mazagan (devenu lycée Ibn Khaldoun), c’était en 1955 et nous avions quatorze ou quinze ans. Nous, c’est-à-dire André Dufour, un ami très cher décédé en 1980, Jacques Laredo, David Bensimon, dit Dédé et moi-même, Salomon Assedo. Dès nos quatorze ans, le groupe d’amis que nous formions était tombé dès cet âge dans la marmite du jazz. Nous avions découvert cette musique qui était certes dans l’air du temps mais, qu’autour de nous, on écoutait sans grand discernement mais non sans quelque snobisme car le jazz représentait, alors, la modernité la plus pointue et la plus excitante. Quant à nous, nous sommes allés d’emblée à la source. Dans des réunions à deux ou trois, le jeudi après-midi, chez Jacques Larédo qui était le seul parmi nous à posséder un électrophone, nous écoutions avec une passion sans partage les disques des grands maîtres de la Nouvelle Orléans et de Chicago : Sidney Bechet, qui nous donnait le frisson, Louis Armstrong et son Hot Five, Kid Ory, King Oliver et son Créole Jazz Band. Grâce à la bibliothèque de la maison des jeunes1 où nous avions découvert les ouvrages du grand critique de jazz Hugues Panassié (1912-1974) et à notre écoute effrénée de disques, nous commencions à nous constituer un fond de connaissances approfondies dont nous nous prévalions non sans une certaine fierté. Puis le désir de constituer un orchestre de jazz nous saisit littéralement : le plus facile fut de nous trouver un nom d’orchestre : nous l’appelâmes Original Tiger Band, à partir du nom du premier orchestre de jazz enregistré sur disque en 1917 à la Nouvelle Orléans : l’Original Dixieland Jazz Band et à partir de la plus célèbre de leurs compositions : Tiger Rag. Nous nous sommes alors partagés les instruments : André Dufour, la trompette, Jacques Laredo, la clarinette, Dédé Bensimon le piano et moi la batterie. C’était la partie la plus facile de l’opération. Le plus drôle était que, hormis le piano familial des Bensimon, aucun de nous ne possédait jusqu’à l’ombre de ces instruments et n’en avait a fortiori jamais joué. De plus, nous étions strictement analphabètes en matière de solfège et d’harmonie. Nous ignorions tout de l’existence des différentes tonalités et des structures musicales, si bien que, lorsqu’un musicien de jazz improvisait, nous pensions que la durée de son solo était chronométrée ! Il nous fallut donc compter sur l’acuité de notre oreille musicale. Fort heureusement, nous n’en manquions pas. Ainsi, pendant quelques temps, l’existence de l’Original Tiger Band fut purement virtuelle ; mais il nous en fallait bien plus pour nous décourager et les premiers instruments bien réels commencèrent à faire leur apparition : Jacques Laredo se fit offrir sa clarinette par ses oncles, André Dufour eut sa trompette, Dédé Bensimon avait à sa disposition le piano de ses sœurs ; quant à moi, il n’était pas même pensable d’évoquer en famille la question de la batterie ! J’étais donc un batteur sans batterie. Ce n’était pas trop grave car personne ne sortait encore un son présentable de son instrument. Nous fûmes aidés par le curé de l’Eglise espagnole, de la cité portugaise, qui nous proposa, pour nos répétitions, la scène de la petite salle de spectacle attenante où il y avait un piano et une batterie complète… Et dans l’ignorance totale des règles élémentaires de la musique, nous fîmes des progrès. Nous nous constituâmes un premier répertoire de trois ou quatre standards – c’est le terme en jazz pour désigner les morceaux les plus connus : Saint James infirmary, Royal Garden blues, Jelly Roll et l’inévitable When the saints go marchin’In. Pour notre première prestation, nous jouâmes au bal du collège de Mazagan qui était l’un des grands événements de l’année. Le public nous écouta avec beaucoup de bienveillance et nous eûmes les honneurs des quotidiens Le Petit Marocain et de la Vigie Marocaine. Pendant deux années, nous fûmes l’orchestre attitré du bal annuel du collège et nous écumions quelques kermesses et surpriseparties. Deux rencontres devaient alors marquer pour notre orchestre un véritable tournant : celle en 1959 avec Paul-Louis Duhamel, un élève du lycée Lyautey de Casablanca, un clarinettiste exceptionnel qui joua avec nous au bal du collège et que nous avions accompagné lors de fêtes du lycée Lyautey. Il était extraordinairement doué et son oreille était absolument infaillible. Il avait acquis une technique de virtuose en à peine un an de pratique. Avec lui, nous pûmes enrichir notre répertoire avec des morceaux emblématiques comme High Society ou Weary Blues et donner à l’orchestre l’authentique couleur musicale qui fait le style New Orléans. Avec P.L. Duhamel nous eûmes deux grands moments dans cette année 1960 : d’abord notre participation à un grand concert donné au théâtre d’El Jadida au profit des victimes du tremblement de terre d’Agadir. Après une première partie consacrée à la formation de musique andalouse, nous jouâmes pendant toute la deuxième partie devant un immense public enthousiaste et qui certainement entendait de la musique de Jazz pour la première fois. Le deuxième moment fut tout autant mémorable et nous le dûmes à Paul Esparre, le producteur et le présentateur de l’émission «Jazz à la carte» diffusée le samedi sur Radio Maroc. Nous lui avions écrit, Jacques Laredo et moi, pour le féliciter pour son émission que nous écoutions religieusement chaque semaine. Nous avions ajouté que nous avions formé depuis quelque temps un orchestre de jazz Nouvelle Orléans à El Jadida. Par télégramme, il nous invita dans les studios de Radio Maroc à Rabat pour y enregistrer une émission entière. La date de l’enregistrement coïncidait avec les examens oraux de la deuxième partie du baccalauréat : qu’à cela tienne, Jacques Laredo, André Dufour, PaulLouis Duhamel, le guitariste Gilbert Lerner et moi nous nous étions arrangés pour passer les premiers devant les examinateurs et ensuite filer en taxi à Rabat. J’ajoute que c’est grâce à la générosité de M. Abdellatif Hajji, enseignant et conseiller culturel de la municipalité de notre ville, que nous pûmes financer nos déplacements. Nous jouâmes entre autres deux grands classiques, High Society avec le fameux solo qui est la signature de tout clarinettiste aguerri et en quelque sorte son passeport et un autre thème tout aussi célèbre, I’ve Found a New Baby, que nous faisions précéder d’un dialogue clarinette–batterie. La semaine suivante, l’émission passait sur les ondes et à El Jadida beaucoup de monde était à l’écoute. Nous n’étions pas peu fiers. Nos parents non plus. Au cours de l’été 1960, l’oncle de Jacques Larédo qui avait un studio à Casablanca nous offrit de nous enregistrer et de graver un microsillon. Nous nous retrouvâmes les mêmes cinq, avec le même programme. Jacques Laredo, grand gardien des archives, conserva longtemps le vinyl mais malheureusement la moisissure l’a rendu inaudible. Il en reste une copie sur cassette qui est à peine plus audible. L’autre rencontre, au cours de cette même année 1960, fut celle d’un capitaine en garnison à El Jadida où l’armée française avait conservé une caserne sur le Plateau (camp Réquiston). Il était littéralement «fondu» de Jazz et il connaissait personnellement Hugues Panassié, ce qui n’était pas rien. Mais il détenait un savoir que nous n’avions pas : l’existence de grilles harmoniques, c’est-à-dire le nombre de mesures et l’ensemble des accords sur lesquels sont bâtis les morceaux de jazz. Nous comprîmes alors que les solistes de jazz ne calculaient pas la durée de leur improvisation avec un chronomètre mais en nombre de mesures dont était constitué le morceau. Un solo ne durait pas une, deux ou trois minutes mais 12, 16 ou 32 mesures. Nous avions enfin le sésame ! Cela me permit d’ajouter à ma panoplie de batteur sans batterie la pratique de la guitare puis celle du piano : grâce aux grilles harmoniques, je pouvais à présent jouer les accompagnements et échapper à cette boutade de musiciens qui parlent d’un orchestre composé de quatre musiciens et d’un batteur ! Au cours des deux années suivantes, l’orchestre changea de configuration : nous perdîmes Jacques Larédo et Paul-Louis Duhamel, André Dufour restait à la trompette, je me mis au piano et un nouveau batteur prit ma place : Abdellah Bencherki, formidable rythmicien, chanteur plein de swing et merveilleux ami, trop tôt disparu lui aussi. La direction de l’hôtel Marhaba nous demanda d’assurer des dimanches après-midi dansants. En décembre 1962, un autre capitaine, de l’armée marocaine, cette fois-ci, originaire d’ailleurs d’El Jadida, nous demanda de jouer pour un bal de fin d’année que donnait l’armée à Agadir. L’offre était assortie d’un séjour d’une semaine tous frais payés. L’année 1962 fut celle des séparations et de la fin de l’Original Tiger Band. La majorité d’entre nous partit en France pour les études et ce fut pour beaucoup la cessation des activités musicales, c’est hélas le destin de beaucoup d’orchestres de lycéens et d’étudiants. Dèdè Bensimon, qui vient de décéder, a eu une carrière de chirurgien-dentiste en Nouvelle Calédonie. Mais, pour ceux qui restent, Jacques Laredo, Paul Duhamel et moi-même, l’attachement à la musique du jazz demeure encore aujourd’hui intact et sans doute plus approfondi. Nous nous retrouvons encore avec Jacques Larédo pour des séances d’écoute et avec Paul qui jouait du sax ténor, toujours aussi virtuose. A 60 ans passés, je me suis remis à la musique et je joue aujourd’hui dans un orchestre de jazz Nouvelle Orléans qui s’appelle le Early Jazz Wanderers, en quelque sorte «les Baladins du premier jazz». J’y tiens le cornet aux côtés d’un clarinettiste, Jean-Claude Vialar, d’un saxo ténor, Denis Miorin, tous deux remarquables, d’un banjoïste, Yves Swartenbroeks et de Michel Marcheteau qui a joué avec Claude Luter et qui est un des meilleurs tubistes français. L’Original Tiger Band, jeune orchestre maroco-européen, a eu une vie certes éphémère, mais son histoire est toujours restée ancrée dans les mémoires et les cœurs.


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