Invitation aux paysages


Par Rédouane Taouil Ancien des écoles primaire et secondaire publiques du Maroc
Lundi 19 Mars 2018

«Avant de te préoccuper de la route, inquiète-toi de ton compagnon». C’est par cette assertion que s’ouvre «Voyage du Maroc» (1910-1911) de Reynold Ladreit de Lacharrière. En parcourant  «Visages et paysages du cœur du Maroc», le lecteur est prompt à considérer qu’il est en compagnie d’un auteur qui le convie aux plaisirs d’un double voyage : cheminer dans un livre qui alterne des images palpitantes de poésie et des descriptions saisissantes de sobriété, et emprunter les semelles de vent  dans les dunes du désert, les monts du Haut et du Moyen Atlas,les méandres du Rif, le pays de l’arganier, ou déambuler en piéton à Casablanca. Voyageur, ce compagnon l’est inlassablement. Après le trajet immobile de « La chambre noire »,  les promenades de mémoire de « Vers le large », il égrène impressions et  méditations sur ses haltes dans des lieux à la fois rudes et hospitaliers, comme sur sa communion avec des paysages humains ouatés de rêves et de réveils, de blessures et de souvenirs.
Hors des sentiers battus, ces carnets racontent la rencontre de contrées en suggérant de suivre d’emblée les traces invisibles des routes du Sud. C’est à Merzouga, chère aux pèlerins de l’aube et du crépuscule, que s’arrête le regard  du promeneur pour saisir l’âme ardente de ce port saharien de jadis qui est aujourd’hui hanté par la rareté de l’eau, pourtant abondante sous terre,  et l’intensité de la chaleur. Sous le soleil oblique ou vertical, les villageois cultivent leurs jardins et vivent à l’ombre endormie des dunes et des forteresses rétives à l’effritement. Au-delà du bourg, quand le ciel n’est pas voilé, le pourpre éclatant se savoure comme les produits du terroir. A l’autre port, au sud de Zagora, le vertige n’épargne pas le voyageur. Autour du mausolée du maître des lieux, un érudit du XVIIème siècle, une étonnante bibliothèque abrite de précieux manuscrits et des patios où des visages taciturnes recroquevillés sur leurs cicatrices intimes attendent secrètement l’exaucement de leurs invocations. S’éclabousser de lumière, respirer à pleins poumons des flots d’air que vient embaumer parfois l’odeur du thé, se pâmer dans la splendeur du jour et la sérénité de la nuit étoilée de rêves, voilà ce que prodigue le périple du désert que le promeneur poursuit jusqu’aux dunes blanches de l’extrême Sud où les plaisirs du chevauchement des  vagues se mêlent à l’ivresse infinie des horizons.
 En marcheur, l’auteur relate ses pas dans montagnes et vallées. Au commencement, l’ascension  au sommet du Toubkal. Les pieds exténués, il se remémore  la légende d’un saint guérisseur de la folie,  figée dans le marabout, et dans les contes magiques. A 4167m d’altitude, le sentiment de liberté et de bonheur est à son zénith. L’éblouissant soleil vierge du matin et l’intense clarté du ciel sont à portée de cœur. Cette quête d’émerveillements n’éteint point le regard aigu que portent ces carnets sur la rudesse de la vie et des existences. En évoquant les cérémonies de mariage à Imlichil en hommage au couple éploré qui n’a pu célébrer que ses noces de larmes, ils pointent le dénuement des hommes livrés à leur aride sort, des femmes à la tristesse pétrie, des enfants au sourire désolé, autant que la fierté sous haillons. Les excursions au gré des sentes des vallées mènent le voyageur à des hameaux aussi pittoresques que graciles. Inondé par les parfums de terre, l'Ourika est obsédé par les périls que charrient les fontes des neiges et les orages, mais résiste à la perte des souvenirs de ses ancêtres en veillant sur le sanctuaire juif berbère. Sous le toit du monde, Aït Bougamaz, le silence poli par les neiges et les arômes des pommiers, offre le gîte à qui se met en vacances de la ville. La vallée, fertile en jardins et vergers en terrasses, se berce des chants de flûtes où résonnent, tristes et heureuses, les intermittences du cœur. La vallée voisine, elle, s’érode par suite de la chronique insuffisance des vivres et le rétrécissement des forêts des pins d’Alep, de thuya et de genévrier thurifère sous l’effet des prélèvements de bois ou d’abattage clandestin. 
Les déambulations dans la cédraie sont des occasions de surcroit de rêves et de contemplations. Dans les zones peuplées de cèdres et de chênes verts, les lacs somnolent, splendides, en attente d’oiseaux migrateurs, de pêcheurs ou d’élégies berbères, mais quand l’eau n’est pas  généreuse, le chant tarit, les cascades se taisent et les regrets s’amoncellent. Dans la cédraie du Rif, blessée sous le coup des coupes et de la sécheresse, s’offrent aux randonneurs des sentiers de dépaysement, non loin de champs de cannabis qui assurent la fortune des uns et à peine la subsistance des autres. Les passages dédiés aux contrées de l’arganier sont un hommage doublement vibrant à l’arbre et à la femme. Indifférent à l’aridité comme au ressentiment du temps,  l’argan étale son vert intense et son humilité à l’insu de la force souterraine de ses profondes racines. Sa régénération sur de vastes étendues n’entame en rien son goût de la solitude loin de ses cousins du Nord du Mexique. Grâce à l’esprit industrieux et coopératif des femmes, il livre une huile jaune à l’image des longs soleils qui se désaltèrent allégrement dans ses fruits. Ses branches semblent se tordre pour les bienfaits de l’arrière palais des bouches et la grâce des corps. En somme, la femme est le présent et l’avenir de l’arganier. C’est sur des flâneries dans la mémoire de Casablanca que se clôt ce récit. Comme dans «Vers le large», l’auteur revisite les avenues et les rues. Autrefois baptêmes de rêveries, elles sont débaptisées mais restent irrémédiablement tatouées. Il arpente la cité des Carrières Centrales en évoquant la frondaison de l’espoir du  Maroc indépendant, les maillons blancs de l’équipe du TAS et les battements de rythmes emblématiques des années songeuses,  autant que pour se dresser contre l’oubli de la geôle où il a effectué un voyage au bout des ténèbres bien peint dans « La chambre noire ».
De retour de son itinéraire, le lecteur est irrésistiblement  tenté de fuir le flot gris du spleen sédentaire, et de prendre la clé des champs avec comme viatique les frémissements que suscitent ce livre et les impérissables strophes de l’«Invitation au voyage» de Baudelaire qui réverbèrent  des «miroirs profonds» et des «soleils couchants».
Jaouad Mdidech, «Visages et paysages du cœur du Maroc», L’Harmattan, 2017.

 





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