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Histoire du dormeur éveillé


Libé
Mardi 30 Juillet 2013

Histoire du dormeur éveillé
Abou-Hassan retourna chez lui, et il y demeura plusieurs jours afin de rétablir sa santé par de meilleurs aliments que ceux dont il avait été nourri dans l’hôpital des fous. Mais dès qu’il eut à peu près repris ses forces et qu’il ne se ressentit plus des incommodités qu’il avait souffertes par les mauvais traitements qu’on lui avait faits dans sa prison, il commença à s’ennuyer de passer les soirées sans compagnie.
C’est pourquoi il ne tarda pas à reprendre le même train de vie qu’auparavant, c’est-à-dire qu’il recommença de faire chaque jour une provision suffisante pour régaler un nouvel hôte le soir. Le jour qu’il renouvela la coutume d’aller vers le coucher du soleil au bout du pont de Bagdad, pour y arrêter le premier étranger qui se présenterait et le prier de lui faire l’honneur de souper avec lui, était le premier du mois, et le même jour, comme nous l’avons déjà dit, que le calife se divertissait à aller déguisé hors de quelqu’une des portes par où on abordait en cette ville, pour observer par lui-même s’il ne se passait rien contre la bonne police, de la manière qu’il l’avait établie et réglée dès le commencement de son règne.
Il n’y avait pas longtemps que Abou-Hassan était arrivé, et qu’il s’était assis sur un banc pratiqué contre le parapet, lorsqu’en jetant la vue jusqu’à l’autre bout du pont, il aperçut le calife qui venait à lui, déguisé en marchand de Moussoul, comme la première fois, et suivi du même esclave. Persuadé que tout le mal qu’il avait souffert ne venait que de ce que le calife, qu’il ne connaissait que pour un marchand de Moussoul, avait laissé la porte ouverte en sortant de sa chambre, il frémit en le voyant.
« Que Dieu veuille me préserver ! dit-il en lui-même : voilà, si je ne me trompe, le magicien qui m’a enchanté. » Il tourna aussitôt la tête du côté de la rivière, en s’appuyant sur le parapet, afin de ne pas le voir, jusqu’à ce qu’il fût passé. Le calife, qui voulait porter plus loin le plaisir qu’il s’était déjà donné à l’occasion d’Abou-Hassan, avait eu grand soin de se faire informer de tout ce qu’il avait dit et fait le lendemain à son réveil, après l’avoir fait reporter chez lui, et de tout ce qui lui était arrivé. Il ressentit un nouveau plaisir de tout ce qu’il en apprit, et même du mauvais traitement qui lui avait été fait dans l’hôpital des fous. Mais comme ce monarque était généreux et plein de justice, et qu’il avait reconnu dans Abou-Hassan un esprit propre à le réjouir plus longtemps, et de plus, qu’il s’était douté qu’après avoir renoncé à sa prétendue dignité de calife, il reprendrait sa manière de vie ordinaire, il jugea à propos, dans le dessein de l’attirer près de sa personne, de se déguiser le premier du mois en marchand de Moussoul, comme auparavant, afin de mieux exécuter ce qu’il avait résolu à son égard. Il aperçut donc Abou-Hassan presque en même temps qu’il fut aperçu de lui, et à son action il comprit d’abord combien il était mécontent de lui, et que son dessein était de l’éviter. Cela fit qu’il côtoya le parapet où était Abou-Hassan le plus près qu’il put. Quand il fut proche de lui, il pencha la tête et il le regarda en face.
« C’est donc vous, mon frère Abou-Hassan ? lui dit-il. Je vous salue ; permettez-moi, je vous prie, de vous embrasser. « – Et moi, répondit brusquement Abou-Hassan sans regarder le faux marchand de Moussoul, je ne vous salue pas : je n’ai besoin ni de votre salut ni de vos embrassades ; passez votre chemin.
« – Hé quoi ! reprit le calife, ne me reconnaissez-vous pas ? Ne vous souvient-il pas de la soirée que nous passâmes ensemble, il y a un mois, chez vous, où vous me fîtes l’honneur de me régaler avec tant de générosité ?
– Non, repartit Abou-Hassan sur le même ton qu’auparavant, je ne vous connais pas et je ne sais de quoi vous voulez me parler. Allez, encore une fois, et passez votre chemin. » Le calife ne se rebuta pas de la brusquerie d’Abou-Hassan. Il savait bien qu’une des lois qu’Abou-Hassan s’était imposées à lui-même était de ne plus avoir de commerce avec l’étranger qu’il aurait une fois régalé. Abou-Hassan le lui avait déclaré, mais il voulait bien faire semblant de l’ignorer. « Je ne puis croire, reprit-il, que vous ne me reconnaissiez pas ; il n’y a pas si longtemps que nous nous sommes vus, et il n’est pas possible que vous m’ayez oublié si facilement. Il faut qu’il vous soit arrivé quelque malheur qui vous cause cette aversion pour moi. Vous devez vous souvenir cependant que je vous ai marqué ma reconnaissance par mes bons souhaits, et même, sur certaine chose qui vous tenait au coeur, je vous ai fait offre de mon crédit, qui n’est pas à mépriser.
« – J’ignore, repartit Abou-Hassan, quel peut être votre crédit, et je n’ai pas le moindre désir de le mettre à l’épreuve ; mais je sais bien que vos souhaits n’ont abouti qu’à me faire devenir fou. Au nom de Dieu, vous dis-je encore une fois, passez votre chemin et ne me chagrinez pas davantage.
« – Ah ! mon frère Abou-Hassan, répliqua le calife en l’embrassant, je ne prétends pas me séparer de vous de cette manière.
Puisque ma bonne fortune a voulu que je vous aie rencontré une seconde fois, il faut que vous exerciez aussi une seconde fois la même hospitalité envers moi, et que j’aie l’honneur de boire encore avec vous. »
(A suivre)


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