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Histoire du dormeur éveillé


Libé
Jeudi 11 Juillet 2013

Histoire du dormeur éveillé
Aucun de ses amis de bouteille ne fut touché des vives couleurs dont l’affligé Abou-Hassan se servit pour tâcher de les persuader. Il eut même la mortification de voir que plusieurs lui dirent nettement qu’ils ne le connaissaient pas, et qu’ils ne se souvenaient pas même de l’avoir vu. Il revînt chez lui le coeur pénétré de douleur et d’indignation. «Ah, ma mère ! s’écria-t-il en rentrant dans son appartement, vous me l’aviez bien dit, au lieu d’amis, je n’ai trouvé que des perfides, des ingrats et des méchants, indignes de mon amitié.  C’en est fait, je renonce à la leur, et je vous promets de ne les revoir jamais».
Abou-Hassan demeura ferme dans sa résolution de tenir sa parole. Pour cet effet il prit les précautions les plus convenables pour en éviter les occasions, et afin de ne plus tomber dans le même inconvénient, il promit avec serment de ne donner à manger de sa vie à aucun homme de Bagdad. Ensuite il tira le coffre-fort où était l’argent de son revenu du lieu où il l’avait mis en réserve, et il le mit à la place de celui qu’il venait de vider.
Il résolut de n’en tirer pour la dépense de chaque jour qu’une somme réglée et suffisante pour régaler honnêtement une seule personne avec lui à souper. Il fit encore serment que cette personne ne serait pas de Bagdad, mais un étranger qui y serait arrivé le même jour, et qu’il le renverrait le lendemain matin, après lui avoir donné le couvert une nuit seulement.
Selon ce projet, Abou-Hassan avait soin lui-même, chaque matin, de faire la provision nécessaire pour ce régal, et vers la fin du jour, il allait s’asseoir au bout du pont de Bagdad, et dès qu’il voyait un étranger, de quelque état ou condition qu’il fût, il l’abordait civilement et l’invitait de même à lui faire l’honneur de venir souper et loger chez lui pour la première nuit de son arrivée, et après l’avoir informé de la loi qu’il s’était faite et de la condition qu’il avait mise à son honnêteté, il l’emmenait en son logis.
 Le repas dont Abou-Hassan régalait son hôte n’était pas somptueux, mais il y avait suffisamment de quoi se contenter. Le bon vin surtout n’y manquait pas.
On faisait durer le repas jusque bien avant dans la nuit, et au lieu d’entretenir son hôte d’affaires d’état, de famille ou de négoce, comme il arrive fort souvent, il affectait au contraire de ne parler que de choses indifférentes, agréables et réjouissantes. Il était naturellement plaisant, de belle humeur et fort divertissant, et sur quelque sujet que ce fût, il savait donner à son discours un tour capable d’inspirer la joie aux plus mélancoliques.
En renvoyant son hôte le lendemain matin : « En quelque lieu que vous puissiez aller, lui disait Abou-Hassan, Dieu vous préserve de tout sujet de chagrin ! Quand je vous invitai hier à venir prendre un repas chez moi, je vous informai de la loi que je me suis imposée. Ainsi ne trouvez pas mauvais si je vous dis que nous ne boirons plus ensemble, et même que nous ne nous verrons plus chez moi ni ailleurs : j’ai mes raisons pour en user ainsi. Dieu vous conduise ! » Abou-Hassan était exact dans l’observation de cette règle : il ne regardait plus les étrangers qu’il avait une fois reçus chez lui, et il ne leur parlait plus.
Quand il les rencontrait dans les rues, dans les places ou dans les assemblées publiques, il faisait semblant de ne les pas voir, il se détournait même pour éviter qu’ils ne vinssent l’aborder, enfin il n’avait plus aucun commerce avec eux. Il y avait du temps qu’il se gouvernait de la sorte, lorsqu’un peu avant le coucher du soleil, comme il était assis, à son ordinaire, au bout du pont, le calife Haroun Alraschid vint à paraître, mais déguisé de manière qu’il ne pouvait pas le reconnaître. Quoique ce monarque eût des ministres et des officiers, chefs de justice, d’une grande exactitude à bien s’acquitter de leur devoir, il voulait néanmoins prendre connaissance de toutes choses par lui-même.
(A suivre)


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