Fable carcérale : témoigner autrement : II- Une angoisse humaine travaillée par le dépassement


Par Abdesselam ElOuazzani *
Samedi 13 Février 2010

Fable carcérale : témoigner autrement  : II- Une angoisse humaine travaillée par le dépassement
La trace scripturale carcérale pourrait acquérir une valeur  plus importante que la blessure vive encore sur le corps ; en ce sens qu'à la faveur de l'écoulement du temps, le renfort des mots mobilisés pour en parler de et rappeler les maux  est une démarche qui pourrait se révéler plus fructueuse. Quand bien même ces mots ne devaient pas avoir de valeur gratifiante, voire si les mots tombaient dans la pure gratuité, le désir d'écrire chez le personnage-narrateur est encore plus fort que les conséquences fâcheuses pouvant découler de cette alternative négative: « Mais c'est une autre dimension que ces mots auront un jour, ou peut-être n'auront-ils aucune valeur. Alors comme ça j'aurai fait un travail sans signification, gratuit… Ce n'est pas grave, je le fais quand même.» (p.10) L'écriture est donc un projet incontournable: que les mots constituent ou pas un levier pour atteindre un haut niveau de cohérence  de sens et de valeur, le résultat est le même, continuer d'écrire, car ce désir est plus fort que les retombées conjecturelles.
Le «un jour» constitue la marque temporelle indéterminée certes, mais  en vertu de laquelle le pari serait être gagné, si cette éventualité n'était pas justement prévue : aussi,  quand la décision sera prise pour se pencher sur l’histoire de son calvaire carcéral passé consigné de sa propre main au moment même où il vivait l'expérience, le «travail» fait aura un sens et une valeur.
Le  raisonnement qui sous-tend le désir d'écrire n'est ni absurde ni stupide; au contraire, il s'agit là de la manifestation d'un autre indice important qui caractérise la fable carcérale qui semble se ressourcer de la fable mystique, précisément de ce dilemme qui consiste à mobiliser le quêteur dans une scène où il désire à la fois vivre et témoigner de l'expérience; sauf que l'écriture est ici une pragmatique en ce qu'elle permet d'accomplir une double fonction dotée d'une finalité identique : pouvoir se mettre dans  un  refuge inaccessible.  
- Futur : celui de pouvoir un jour se relire et donc retrouver le sens dont personne d'autre que lui ne pourrait en témoigner : par cette éventualité, l'auteur se démarque des autres témoins qui ambitionnent de parler au nom des autres,
- Présent : celui de pouvoir vaincre l'adversité carcérale et d'exprimer sa souffrance et de ce fait  accéder à un univers imaginaire où personne d'autre n'y est autorisé.
En substance, quelles sont les manifestations concrètes de cette adversité ? Espace fermé: cellule de prison avec ses cinq murs,  
- Le temps : la nuit,  l'attente, où rien ne se passe
- L'action : le délire, les rêves,
- L'adjuvant : les mots,
- L'objet de quête : la femme, la liberté, les valeurs.
Il est possible de réduire (synthèse) toutes les variations scéniques successives racontées à une scène capitale matricielle, celle justement qui va conférer au témoignage sa tonalité et partant permettre de définir la portée sémantique et symbolique de la fable carcérale. Le moment est venu pour poser cette question : que raconte donc cette fable ? En voici la quintessence :
«Je souffre à cause de la méchanceté de l'homme»
A quelques exceptions, les caractéristiques essentielles de l'espace carcéral sont invariables.  Leur impact sur l'état d'esprit du prisonnier  peut être décliné par les sentiments    d'enfermement, d'acharnement, d'écrasement, et d'asphyxie, l'ensemble émaillé de silence et de vide. Tel est le mode de vie que le prisonnier doit mener dans sa cellule, cet espace carcéral  si exigu qu'il est assimilé à un cercueil, associé à la mort lente qui ne semble pas avoir de fin, car son but n'est pas de mettre un terme à la vie, mais de prolonger la souffrance. Le temps de la prison n'est pas ici le temps où le prisonnier doit purger sa peine, mais plutôt celui de la machine carcérale dont le fonctionnement quotidien consiste à surdimensionner le volume de la souffrance de la peine à purger par le poids des effets psychologiques de l'enfermement.  
En effet, le personnage-narrateur ne pourra pas éviter de parler de la souffrance de sa mère, de son père, de ses amis …de raconter ce qui est commun à l'ensemble des prisonniers qui vivent dans un espace où il « est rare que du nouveau  passe par ici », où la terreur est constante à cause du « groupe de bourreaux dénués de tout sentiment humain ». La mémoire  des jours heureux, celle des saisons, du soleil, de la mer, de la verdure, cette mémoire est toujours là. C'est à l'aide des mots et de la  mobilisation de la mémoire que la lutte contre l'adversité carcérale - la mort est possible. Car l'espace carcéral, érigé en signe par excellence de l'agressivité et de la déshumanisation, est « cet endroit où tout est fait, programmé pour attaquer l'homme dans ce qu'il a de plus cher et de meilleur en lui, à savoir ses sentiments humains et sa mémoire. » (p.23) Armé par ces deux outils, linguistique et mnémonique, la vie carcérale nocturne permet parfois au prisonnier de cavaler, à la faveur de l'activité onirique, à travers les souvenirs qui traversent allègrement les hauts remparts de la prison et les murs de la cellule.
Le  discours narratif à portée onirique  se focalisera -dynamique itérative- en effet sur la scène nocturne avec des variations thématiques où se croisent les forces cosmiques (terre ; air ; feu ; eau) marquées par  le rythme des saisons et leurs effets sur la conscience imaginaire et onirique du personnage-narrateur une fois libérée des cinq murs. L'obstacle majeur par rapport à la liberté que le prisonnier peut avoir dans sa cellule par l'entremise du rappel des souvenirs puisés de la mémoire, demeure en effet la « cruauté » des murs : « Des fois les murs, lorsque leur cruauté est à son paroxysme, arrivent à stopper l'air pour qu'il ne nous remplisse pas les poumons, pour que tout soit réduit à l'état d'angoisse et pour que celle-ci soit plus mortelle que d'habitude. » (p.134) La cruauté de l'enfermement et de l'étouffement fait obstacle à l'élément éolien dont a besoin la victime pour continuer de respirer et s'exprime en termes d'excès (« soit plus »),  cherchant à atteindre sa limite excessive (« son paroxysme »), par son pouvoir maléfique qui transforme :
- la peine de prison en une mise en tombeau malgré la force dynamique du dehors, celles par laquelle s'exprime la vie à l'extérieur de la prison parvenant par moments à trouver un passage, facilité par l'activité onirique, pour pouvoir irriguer et donc ranimer les corps secs des victimes,
- l'air  en une substance « indolore » et rend les images sans couleur, sans saveur,
- le temps concret, celui du réel en un « temps abstrait », celui qui  s'en prend aux images, aux rêves pour en défigurer la forme et la substance,
- l'heureuse et réconfortante mémoire, présente malgré le travail des murs, en une mémoire qui vainc pas plus l'oubli, mais le cultive sciemment afin d'en mobiliser  les fragments de  souvenirs douloureux, ceux qui reviennent pour faire plus de mal au prisonnier,
- et l'amour en haine.
Les murs, figure synecdotique de la sadique violence carcérale voulue par l'homme, représentent ainsi la cruauté de la cruauté par le mal qu'ils répandent dans la cellule, par l'indifférence éternellement meurtrière au sort des victimes, par les mécanismes sournois de ne laisser passage que les agents sources de d'angoisse et d'enfermement insoutenable.  Les murs, dans leur indifférence totale, parviennent à leur fin ultime, celle de transformer complètement la conscience du prisonnier, de lui faire perdre ses moyens de défense, ses stratégies pour déjouer les pièges de la technologie carcérale visant la soumission-muraille, assujetti désormais à penser la condition humaine à travers le symbole des « barbelés » : «  Un vent très fort, ai-je dit, soufflait comme un Dieu furieux contre ses fidèles désobéissants et qui mettait en colère le calme des barbelés. Ce calme horrible qu'ils affichent, les barbelés, et qui fait leur raison d'être, pour mieux enfoncer en nous la douleur, jusqu'au paroxysme, la douleur de ne pas exister, la douleur de penser le monde à travers les barbelés, de voir le monde à travers les barbelés. » (p.187)  Contre l'acharnement mortel et asservissant des murs, aucune force, même divine, n'est capable de se mesurer à son intransigeance implacable. Subissant la violence des forces naturelles, le calme meurtrier des murs se transforme en colère sanguinaire.  
Les murs ne lâchent pas leur proie, quel qu'en soit le prix ; de même qu'ils finissent par avoir raison de l'entêtement du prisonnier qui pensait pouvoir faire râler les murs, échapper aux blessures des barbelés, par l'imagination et les mots. Ils pouvaient faire danser les mots pour savourer la fraîcheur des éléments qu'ils sont capables de ramener du dehors, leur demander de sauter par-delà la page blanche sur laquelle il est en train d'écrire, mais, finalement, quand tout sera perdu à cause des murs - avoir perdu précisément la femme de son cœur, donc tout espoir - il finira par capituler devant les « tisseurs de barbelés » et par reconnaître que la vie ne vaut pas la peine d'être vécue. Ce sentiment touche la victime quand les barbelés lui arrachent la femme qu'il aime; cette femme qui va lui tourner le dos sans aucun signe réconfortant, devenant elle-même l'image d'un mur aussi froid que celui de sa cellule.   
L'ultime paradoxe de transformation carcérale consiste à amener la victime à se réconcilier avec la machine infernale qui le broyait pendant une dizaine d'années : les murs étant les instruments majeurs de ladite machine remplissent parfois un rôle d'adjuvant :
 « Même les murs comprennent des fois le besoin que j'ai d'eux. Ils ne me lâchent pas, mais ils m'aident selon leurs possibilités, bien qu'ils soient là pour me briser (…)  Ainsi, au fil des temps, j'ai appris que même les murs peuvent comprendre le mal (la douleur et la maladie qui me harcèlent). Qu'ils ont des mains, des jambes, des épaules, une tête et, peut-être, un cœur. Que, lorsque  je me vois obligé de faire appel à eux ils viennent, oubliant leur froideur, ils viennent me secourir, m'aider, me tendre la main, pour me mettre debout sur mes pieds quand je ne peux plus marcher parce que rongé par ton mal. » (p. 237)
Le quêteur de la fable carcérale, tout comme la fable mystique, a horreur du silence, du retrait et de l'indifférence de l'objet de désir. Il  en meurt, lui, de cette dureté de pierre, et dans un élan de désespoir encore plus insoutenable que celui imposé par la machine carcérale, il en arrive même à préférer la mort à laquelle il a pourtant fait face pendant son séjour aux barbelés.  
Tout est-il perdu?  Sans doute pas, car aussi profonde et lacérée que soit la blessure des barbelés,  le subterfuge onirique s'oriente vers l'activation du rêve éveillé où le prisonnier -quêteur se voit absolument aimé et d'où il se procure une jouissance tellement intense qu'il pense être au centre de la création et avoir atteint ce « bonheur immatériel », voire « mystique ». Mais, au réveil de cette transe jouissive, la situation n'est plus que lassitude, épuisement, douleur, désespoir et folie. Et l'attente de continuer, dans l'étouffement et l'épuisement même de l'être, de prospecter le moindre signe du rêve jouissif et libérateur des murs et de ses barbelés.
Le prisonnier de la fable carcérale trouve ainsi une issue à l'enfermement existentiel des barbelés dans lequel il est maintenu en empruntant le cheminement salvateur de la fable mystique où le quêteur se délecte des rares moments de communion avec l'objet de désir dont il est coupé. Ce sont ces moments que le quêteur fera durer afin d'étendre l'extension scripturale nocturne. Il ne se lassera pas de chercher à revivre la scène, à la transcrire pour se la raconter afin de jouir des moments de plaisir qu'elle lui procure à travers l'activité onirique et d'en répéter inlassablement les points de fuite où se profile l'évanescence momentané de l'objet de désir, tableau éloquent de la condition existentielle hautement humaine  travaillée par l'angoisse de la mort.
La fable carcérale raconte l'angoisse humaine travaillée par le dépassement des conditions d'incarcération insoutenable et montre à travers les efforts du souffrant le visage horrible de l'homme qui sanctionne sévèrement et qui se délecte de la  mise en œuvre de sa sentence. Cette fable amène le lecteur à se poser des questions relatives à la justice comme équité, notamment celle qui touche à l'obligation du respect des  droits humains des prisonniers, en mettant en perspective l'avenir de la condition carcérale à travers celle vécue et racontée par “Soliloque carcéral”, et  articulant le principe de la condamnation à celui du respect des droits de l'homme, du droit à la vie dans la dignité. Ces questions, étant éminemment d'ordre éducatif et pédagogique, sont placées au cœur même du projet de développement humain de notre société à travers les institutions nationales concernées. L'effort collectif à consentir dans cette perspective est justement de les voir se concrétiser sur le terrain.

* Université  Mohammed V Souissi


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