Fable carcérale : témoigner autrement : I- Une anamnèse régénératrice et cathartique


Par Abdesselam ElOuazzani *
Vendredi 12 Février 2010

Fable carcérale : témoigner autrement  : I- Une anamnèse régénératrice et cathartique
La fable mystique, disait Michel de Certeau, raconte l'histoire de la coupure du quêteur avec l'objet de désir ; la fable esthétique, précisait Jean-Claude Milner à propos de la poésie, se résume en un « je t'aime » ; la fable carcérale, quant à elle, que raconterait-elle alors? Quel mot  pourrait justement en représenter la quintessence ?
Pour répondre à ce questionnement, je vous propose de lire un livre très récent écrit par Mohamed Fellous, “Soliloque carcéral”. A quel genre de littérature appartient ce livre ? Quelle nouvelle perspective est  introduite par la typologie de son écriture ? Que raconte-t-il? Quels sont les aspects saillants de la fable carcérale ? Quel  genre de contribution scripturale et thématique apporte -t-il à l'économie générale des témoignages ? Mais surtout, quel lien mettre entre ce récit et l'éducation ?
Autant de questions qui méritent l'attention des critiques littéraires certes, mais également celle de ceux qui (re)pensent le devoir de mémoire.
Notons pour commencer que  “Soliloque carcéral” n'affiche pas explicitement son appartenance générique. La présence de l'adjectif au niveau du titre permet d'orienter le lecteur qui ne tardera pas à le classer dans le registre thématique de la littérature carcérale marocaine. De plus, l'illustration, l'aperçu biographique de l'auteur et le résumé de l'histoire sur les deux versants de la couverture, ne laissent aucun doute quant à l'appartenance générique de cette nouvelle livraison à la littérature carcérale.  
A travers la récurrence des signes textuels du carcéral, le lecteur, initié à ce genre de littérature - mémoire lectorielle oblige-, et qui plus est, conforté dans l'hypothèse qu'il vient d'élaborer et de formuler, parvient par l'entremise du processus de symbolisation, à mettre en perspective le destin du récit, voire à meubler la trajectoire narrative de scènes de l'enfermement, classées jusque-là dans son répertoire de lecture.
Toutefois, si le lecteur suit ce raisonnement et se fie à la première lecture paratextuelle, il risque de passer toutefois à côté d'un livre qui mérite, malgré les apparences, d'être lu autrement, et ce pour une autre raison que celle qui repose sur la reconnaissance du produit littéraire.
Ce risque n'est pourtant pas couru d'avance, car pour peu que le lecteur soit vigilant, un seul mot -« soliloque »- devrait l'avertir sinon susciter son instinct critique de bon lecteur. Au seuil de “Soliloque carcéral”, sont semés, avons-nous dit, des indices du « déjà connu ». Or, justement, le titre qui dénote une appartenance à un genre (discours narratif carcéral), connote  une singularité et une spécificité revendiquées à la lisière de l'histoire. Autrement dit, le titre, ce titre, porte en lui une marque d'un type de discours, une référence à une classe de textes, mais en même temps signe sa différence, son éloignement du code générique.  Comment ? C'est ce que nous allons tenter d'expliciter.
Comme  chacun le sait, le nom commun « soliloque » désigne un discours que l'on adresse à soi-même. S'agissant d'un monologue, le soliloque est en effet une situation qui caractérise l'acteur en situation d'énonciation discursive assurant un double rôle : il représente à la fois une compétence-performance langagière (locuteur) et une écoute (récepteur) de ce même discours dans le contexte de la communication littéraire des années 2009. Contrairement aux habitudes  prises par l'effet de la lecture des récits de cette classe de texte qui interpelle le lecteur en s'adressant à lui dans une stratégie communicative, certes informative, mais surtout mobilisatrice des synergies autour de la défense des droits humains, voici un livre qui donne l'air de révoquer le lecteur à l'endroit même où la « tradition » littéraire revendique son implication réprobatrice et dénonciatrice des abus et des souffrances dont les témoins ont été victimes.
De manière plus précise et profonde, aux besoins d'informer, de dénoncer et de diffuser dans une perspective du « jamais plus », succèdent de nouveaux impératifs qui vont déterminer l'enclenchement de la communication littéraire et à l'origine desquels s'opère le réaménagement de l'espace du témoignage littéraire, de ses fonctions narratives, de sa typologie scripturale, de ses ancrages thématiques et éthiques et de sa finalité anagogique.
Pour s'en convaincre, allons au vif du sujet et  avant de s'attaquer à l'entame du témoignage,  jetons un coup d'œil sur l'exergue inaugural: « Ce que j'écris là, c'est moi ». Ce segment discursif placé seul sur toute une page occupe une place énonciative stratégique qui détermine la portée autobiographique de ce discours narratif et par là-même  semble conforter faussement l'hypothèse de lecture orientée vers le « pacte autobiographique » (Philippe Lejeune) où se pose d'emblée le hiatus identitaire entre le « je », le « moi » et l'auteur : ce rapport est pourtant renversé ici quant à l'antériorité identitaire (« moi ») assumée   par le sujet de l'écriture (« je »). Il s'agit bien là d'un dédoublement identitaire où le « je » de l'écriture (au présent) qui s'engage à dévoiler la consistance du « moi » spécifié comme un effet du projet d'écrire.
Cet indice est précieux, car c'est autour de cette position actuelle où s'imbrique la polarisation antérieure-postérieure du « moi » par rapport à l'acte d'écrire que le profil identitaire sera confectionné. Autrement dit, le « moi » ne préexiste pas au « je » qui le prend en charge dans une stratégie d'écriture testimoniale. C'est le « je » qui accouchera en quelque sorte du « moi ». Comme si le « je » devait découvrir et explorer les facettes encore cachées du « moi» et ce,  au fur et à mesure que progresse l'écriture et non pas en restituer les fragments de vie antérieurs à l'acte scriptural.  A ce niveau textuel, le « moi » ne se situe pas en amont de la production narrative, mais plutôt en aval d'un processus d'une opération intellectuelle qui est à venir dont il faudra décrire le fonctionnement.
 Reprenons alors notre fil conducteur et posons cette question : dans “Soliloque carcéral” le « moi », quel qu'en soit le degré de l’opacité/ambiguïté de son contenu, n'est pas ici une donnée préalable à transcrire, mais un processus qui reste à découvrir il n'est pas une entité accomplie ; mais celle à explorer. Telle  est l'œuvre du « je ».  Telle est aussi la fable carcérale suggérée par l'exergue : le « je » de l'écriture est en soi un jeu d'invention de soi. Lisons sans plus tarder l'entame du récit:
 « Aujourd'hui c'est le 2 avril, une date insignifiante. Mais comment expliquer cette envie qui m'a pris d'écrire, particulièrement aujourd'hui ? Je ne sais pas. Je ne suis pas un écrivain et je n'ai jamais eu l'intention de l'être.»  (p.10)
Placer le discours dans son contexte spatio-temporel est un lieu commun  de la littérature en général et de la production carcérale en particulier. Ces repères déterminent la place et le moment  de l'énonciation et spécifient la qualité du discours tenu sur l'expérience dont le narrateur veut témoigner. Ecrire le témoignage après la sortie de prison est une chose ;  l'écrire durant la période d'incarcération en est une autre : les conditions d'existence et l'état d'esprit des témoins sont radicalement différents.
 La date donnée ici est non seulement incomplète (avril de quelle année ?) mais elle est également accompagnée d'une évaluation : « insignifiante ». Cette entame place le sujet de l'énonciation et de l'énoncé dans l'actualité d'une journée (« Aujourd'hui »)  indéterminée et insignifiante. Un jour ordinaire sans plus. De quoi décourager le lecteur. Un jour où, semble-t-il, rien de particulier ne se passe, à l'exception de l'unique événement  qui se produit dans le théâtre interne du personnage-narrateur, envahi soudainement par le désir inexplicable d'écrire. Malgré son insignifiance, « aujourd'hui » est un jour important dans le temps carcéral. D'autant plus important qu'il se situe exactement après que le personnage-narrateur a « passé six ans et demi d'emprisonnement» (p.10) ; c'est dire que pour être assouvie, cette envie a pris un retard de plus de la moitié des années auxquelles il a été condamné.  Période passée dans le silence et différant le témoignage à cause du sentiment de doute quant à l'entreprise d'écrire et du sens que celle-ci peut avoir : « Tiens ! En ce moment même je me suis dit que ce que je fais n'a aucun sens…Pourtant j'écris et j'écrirai encore (…) » (ibidem). Le souci du « sens » n'empêche pas l'écriture de progresser quand bien même les traces scripturales laissées sur la page blanche ne cultiveraient qu'absurdité. Mieux encore, l'envie d'écrire mobilise le geste instinctif de griffonner sur du papier, sans prétendre à une quelconque notoriété (« écrivain ») et sans pour autant connaître d'avance l'objet du discours : « C'est spontanément aujourd'hui que j'ai commencé à écrire. Je n'ai même pas pensé à ce que je vais écrire. Je crois que c'est la meilleure façon d'écrire. On se laisse emporter par ses sentiments, on est libre de dire quoi que ce soit, il faut avoir du courage aussi et être franc. » (p.11) L'essentiel est de continuer l'entreprise, de s'armer de courage, de laisser libre cours à l'expression de sa pensée et à ses affects.
 La matière du vécu carcéral est là, faisant partie de leur expérience, les stigmates de leurs corps et esprits s'en rappellent toujours ; il ne reste donc plus qu'à enrouler l'expérience insoutenable dans le discours, et  par l'entremise d'une anamnèse régénératrice  et cathartique, à la tirer de l'oubli dévastateur et à faire rejaillir les scènes les plus marquantes et significatives afin de les placer dans les registres de l'histoire, ce temple gardien de la haute mémoire, pleine et fière de  ses gloires comme de ses misères.
Ce n'est apparemment pas le but de cette prise de parole, même si elle fait référence au vécu. Arrêtons-nous un moment sur ce passage : « Aussi je n'écris pas pour l'histoire ou, du moins, ce n'est pas ma mission. Je ne dis pas qu'il ne faut pas écrire pour l'histoire, s'il y a des gens qui font ce travail, c'est bon, je peux même les encourager. » Le personnage-narrateur, motivé soudainement par le besoin d'écrire, s'assigne donc ici une « mission » différente de celle revendiquée habituellement par les témoignages dont la « visée historique » est indéniable : révéler ce qui s'est passé exactement dans les prisons clandestines, dire la vérité occultée. L'écart y est pleinement assumé par rapport au respect de la norme reconnue, voire encouragée.
Ici, le rapport n'est pas d'opposition. L'écart ne s'oppose pas à la norme, ne s'inscrit pas non plus dans une logique itérative (répétition du même), voire subversive ou transgressive, mais plutôt soumet l'écriture à une démarche compréhensive empreinte d'empathie (avec la norme) qui, en se produisant, bifurque vers l'inscription d'une autre perspective narrative, ouvrant cette classe du genre pour y inscrire le profil où le discours semble être travaillé par un autre souci qui s'empare du « je » et l'articule à son « moi », dans le but de lui donner l'assurance qu'il a bien vécu ce qu'il aura raconté de lui au moment même où il le vivait: «  Par ce que je fais, je voudrais m'assurer que c'est moi qui ai vécu ce que je raconte, et cela un jour, ou peut-être une nuit quelque part dans le monde.»    Toute la difficulté scripturale à valeur testimoniale réside justement entre le vécu et le témoignage de ce qui aura été vécu ; entre le réel et le discours qui cherche à le  transcrire. La fable carcérale fonctionne ainsi sur le même principe que celui qui dynamise la fable mystique : l'idéal  ici est de pouvoir mener deux activités distinctes en même temps : à la fois vivre l'expérience et en témoigner faire en sorte que deux lignes temporelles difficilement conciliables soient menées en parallèle.
Le temps de l'écriture serait-il  donc ici cet indispensable garant du temps de l'expérience carcérale vécue et non plus le temps des stigmates du corps et de l'esprit du prisonnier ? C'est justement cet argument que le personnage-narrateur avance, prévoyant ainsi  une éventuelle interrogation du lecteur : « On me demandera, peut-être, est-ce ça ne te suffit pas ce que tu as vécu en chair et en os ? Les blessures ne s'effacent pas, tu le sais. » Il est loisible de constater que quels que soient les effets durables de la  profondeur des épreuves subies, l'ineffaçabilité des traces de la stigmatisation carcérale sera de toute manière marquée par un déficit insurmontable si les « mots » pouvant en témoigner ne sont pas mobilisés pour en restituer l'efficacité anamnestique. Renversement ici presque radical de la logique des témoignages qui insistent d'habitude sur l'insuffisance des mots à raconter la souffrance du  calvaire enduré.

* Université  Mohammed V Souissi
Prochain article :
II- Une angoisse humaine
travaillée par le dépassement


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