Doris Lessing : Itinéraire d’une écrivaine engagée


Par Miloudi Belmir
Mercredi 14 Février 2018

On retrouve dans ses écrits le caractère réfléchi qu’elle tenait de l’hérédité anglaise, la vivacité française et la chaleur africaine. Aucun de ses écrits n’est banal. Les critiques qui se sont occupés de Doris Lessing nous la présentent comme une ardente écrivaine et  invoquent à l’appui de leur jugement le beau roman «Le carnet d’or» et ajoutent que ce  roman est long, dense, foisonnant, mais aussi fascinant, instructif, lyrique, romanesque, réaliste et se distingue par des qualités d’observation, de fantaisie, d’ironie, de bonne humeur et d’émotion.
Tous les écrits de Lessing gardent leur évidente justice. Comme tant d’écrivains engagés, elle a dénoncé l’exploitation des êtres humains sous toutes ses formes. C’est pourquoi, quand elle a écrit  «Le carnet d’or», elle l’a dédié à ceux qui ne cessent d’espérer le  triomphe d’un nouveau monde, plus juste et plus digne de l’homme : «La lutte contre l’oppresseur impérialiste en Afrique a ses Homère et ses Jack London. Elle a aussi ses psychologues à la petite semaine, qui parfois font preuve de quelques mérites  mineurs. Avec la marche des masses noires, avec chaque jour un nouveau fait héroïque des mouvements nationalistes, que pouvons-nous dire de ce roman, qui dépeint l’histoire d’une liaison entre un jeune Anglais d’Oxford et une jeune fille noire ? Elle est seule à représenter le peuple dans ce livre, et pourtant son personnage reste dans l’ombre, sommaire et frustrant».
Lorsqu’on lit des études ou des articles consacrés à cette écrivaine, on est frappé de la qualité contradictoire des tendances auxquelles l’un ou l’autre prétend la rattacher : socialiste engagée, anticolonialiste, anti-apartheid, humaniste, féministe. En vérité, elle est tout cela à la fois, tout cela presque en même temps, elle est toujours elle-même ; elle a son écriture et elle n’en démordra sous aucune influence. «Lessing, c’est la force tout court. Elle est de la race des bâtisseuses, avec en elle la plénitude un peu douloureuse de qui a vu le fond des êtres», dit d’elle Françoise Wagener dans un article publié dans Le Monde.
Dans «Le carnet d’or», dès les premières pages nous lisons : « Je me rappelle très précisément le moment où ce roman est né. Mon pouls battait violemment; après lorsque je compris que j’écrirais, je mis au point ce que j’allais écrire. Le «sujet» était presque immatériel. Et voilà justement ce qui m’intéresse maintenant: pourquoi n’ai-je pas écrit un compte rendu de ce qui était arrivé, au lieu d’inventer une «histoire» qui n’avait rien à voir avec la matière qui l’avait alimentée? Bien sûr, le compte rendu direct, simple et non structuré n’aurait pas constitué un roman et n’aurait pas été publié, mais je ne m’intéressais sincèrement pas à « être écrivain » ou à gagner de l’argent. Je ne parle pas de ce jeu que les écrivains se jouent à eux-mêmes lorsqu’ils écrivent, ce jeu psychologique. Je me demande simplement ceci : pourquoi une histoire? Pourquoi pas, simplement la vérité?
Lessing a vécu l’ère coloniale et l’ère de l’apartheid dans un état de confusion extrême. Sa répugnance innée pour la violence, son hostilité face à toute forme de régime discriminatoire ou   autoritaire la situent loin de tous ceux qui agissent conformément à un choix idéologique ou politique précis. Elle n’est pas la militante des convictions tranchées. Ses tourments, ses doutes, ses craintes, elle les exprime sans fard dans sa production littéraire. Dans « Le carnet d’or », elle décrit ses préoccupations d’alors : « Et si ce n’est pas de la peur, c’est le mépris. Lorsque nous avons parlé de politique, tu m’as dit quel enseignement tu avais tiré de ton expérience, tu m’as dit que les mensonges des leaders politiques étaient la pire des choses, qu’un seul petit mensonge pouvait devenir un marécage, et tout empoisonner – tu te rappelles ? Tu en as parlé longuement… et bien alors ? C’était ton opinion sur la politique, et malgré cela tu as écrit des livres entiers que personne ne voit jamais ».
En tant qu’écrivaine engagée, Lessing a souvent pris part aux activités de son parti qui concentrait ses efforts sur la morale en politique. Les responsables de ce parti se fixaient probablement de nobles objectifs: contribuer à la formation d’une culture militante, inculquer à ses militants les valeurs démocratiques, leur soumettre des œuvres inspirées par les idées de progrès. Mais, en pratique, l’activité de leur parti qui revêtait un caractère plus administratif que créateur était nuisible au développement politique : « Si tu éprouves du dégoût, eh bien, tu éprouves du dégoût. Pourquoi prétendre que tu n’en éprouves pas ? Mais en fait tu parlais de la responsabilité. Je ressens la même chose : les gens ne prennent aucune responsabilité les uns envers les autres. Tu disais que les socialistes ne représentent aucune responsabilité morale. A l’exception de quelques personnes. Tu l’as dit, n’est-ce pas? Mais tu écris ! Tu les enfermes et tu les caches – ce n’est pas un comportement responsable».
Elle était socialiste de la tête aux pieds. Le recul de la gauche frappe l’observatrice attentive qu’est Lessing. Certains militants qu’elle rencontre ici et là, ne comprennent pas le socialisme. L’histoire se déroule sous leurs yeux, mais son sens leur échappe. Prendre part aux événements afin d’en comprendre le sens, et exister réellement, sera le leitmotiv de Lessing qui définit ce sens à sa façon : « Les gens quittent le parti par dizaines, le cœur brisé. L’ironie, c’est qu’ils ont le cœur brisé et qu’ils deviennent cyniques en proportion de l’innocence et de la loyauté dont ils avaient témoigné jusqu’alors. Les gens comme moi, qui avaient peu d’illusions restent calmes et prêts à commencer, conscients du fait que le parti va certainement continuer à dégénérer lentement jusqu’à devenir une secte minuscule. La nouvelle phrase dans l’air est : «Repenser la position socialiste».     
Cette écrivaine remarquable, penseur aux larges horizons et personnalité captivante à qui l’on doit de grandes œuvres, a inventé de nouvelles formules et de nouveaux procédés d’écriture, ce problème ne s’est jamais posé pour elle. Elle estime que le style d’écriture fait partie intégrante de son individualité, de son engagement et de sa perception du monde. C’est le résultat des impressions emmagasinées dès la plus tendre enfance et de  l’école de la vie : « Je ne possède qu’une des qualités – et c’est la moins importante – nécessaires pour écrire : la curiosité. La curiosité du journaliste. Je souffre des affres de l’insatisfaction et de l’inachèvement parce que je suis incapable de pénétrer dans ces zones que mon mode de vie, mon éducation, mon sexe et la  politique m’interdisent ».
Au cours de ses premières années à Londres, Lessing fut à maintes reprises la proie des doutes : valait-il la peine de continuer un combat aussi solitaire ? Sa voix serait-elle un jour véritablement entendue ? Peu à peu, le cercle des compagnons d’idées s’élargit à des hommes de lettres, de droits de l’Homme et de culture de divers pays. Se préparant aux futurs et inévitables combats politiques, Lessing suivait attentivement les événements qui affectaient le mouvement des droits de l’Homme. Elle se réjouissait de la cohésion croissante de ce mouvement. Elle suivait avec une extrême attention ses combats pour la liberté.
A cette époque, Lessing avait commencé à réfléchir à la situation des femmes dans le monde. Le sujet du féminisme s’imposa clairement à elle à maintes reprises. Mais au cours de sa conversation avec des acteurs dans le domaine des droits des  femmes, Lessing vit se cristalliser ses doutes. Le féminisme ne se réduisait-il pas simplement à un mouvement rationnel de la société ? Ne laissait-il pas à l’abandon des défections dont l’histoire offre beaucoup d’exemples ? Pouvait-on  en venir à la lutte par le biais d’un système de sanctions des pays membres de l’ONU qui ne font pas assez pour respecter leurs engagements en faveur des droits des femmes?
Ces contacts avec les militants humanistes et les intellectuels engagés aidèrent Lessing à s’y retrouver dans les problèmes de la réalité du monde d’aujourd’hui et lui permettaient de se faire une idée précise, plus palpable de ce monde imparfait, pour elle énigmatique. Cette réalité insupportable apparaît parfaitement dans les écrits de Lessing : «Qu’est ce que la misère, qu’est ce que la faim, la malnutrition, l’absence d’un toit, les dégradations  prosaïques, comparées à la réalité, à la réalité humaine? En l’écoutant parler, je compris mieux mon propre livre. Et je songeai à ces silhouettes agenouillées sur la pierre froide de l’église russe qui inclinaient leur front en signe de respect pour une vérité plus profonde».   
Les drames qui endeuillent le monde ont provoqué une polarisation d’opinions dans les milieux intellectuels occidentaux. Les instables se sont hâtés de tourner le dos aux idéaux humanistes de la gauche et s’étaient rangés du côté de la droite en regagnant le camp de l’antihumanisme.
Les intellectuels progressistes, tout en restant partisans de l’humanisme, étaient plongés dans des réflexions douloureuses, s’efforçaient de comprendre : que se passait-il dans ce monde humain ? Lessing était très inquiète de ce dilemme intellectuel et pour ses conséquences : l’atmosphère de méfiance et de soupçon. Quelques fois elle avait essayé d’intercéder pour réconcilier les antagonistes, mais sans résultat.
En ce sens, Lessing écrivait avec amertume : «C’est une trahison.  A quel égard? A l’égard de l’humanisme. «Il réfléchit, puis décrète : «L’idée d’humanisme changera, comme tout le reste». Je proteste : «Alors ce sera autre chose. Mais l’humanisme défend la personne entière, l’individu entier, et, autant que possible, il tend à être conscient et solidaire de toute chose dans l’univers. Et toi tu es là en train de me déclarer le plus tranquillement du monde, en tant qu’humaniste, qu’étant donné la complexité du progrès scientifique, l’être humain ne doit jamais espérer être un tout, qu’il doit toujours être fragmenté. » Il reste assis à réfléchir. Et je pense soudain qu’il y a en lui un côté sous-développé, étriqué, et je ne me demande si cette idée me vient parce j’ai décidé de quitter le parti et que je projette déjà des émotions sur lui, ou si vraiment il n’est pas ce que j’avais cru jusqu’ici ».
Pour ses immenses mérites dans le développement de la culture de l’esprit et de la littérature, Doris Lessing s’est vu attribuer le prix Nobel de littérature (2007). Dans les discours prononcés par d’éminents   hommes de lettres à l’occasion de la cérémonie jubilaire en son honneur, on pouvait lire : « On l’aura compris, l’Afrique, le colonialisme et la cause féministe sont les trois grands sujets de ses œuvres. A chaque sortie de livre, Doris Lessing désarçonne la critique, suscite la polémique par ses déclarations. Pourtant cette femme engagée refusa toujours de se laisser cataloguer. « Je déteste cette étiquette qu’on me colle volontiers dans le dos. Je suis un écrivain, c’est tout. Et je n’appartiens à aucun camp. J’aime la vérité ».
Malgré tout son désir, Lessing ne sut pas se maintenir à l’écart de ce qu’elle appelait les combats pour les causes nobles. Elle se sentait obligée de lutter pour les âmes des intellectuels déroutés par les vanités personnelles. C’est ce dont témoignent, par exemple, ses phrases : « Nous nous sommes mis à discuter la situation de la gauche en Europe, et la fragmentation, partout, des mouvements socialistes. Certes nous avions déjà discuté bien souvent, mais jamais aussi calmement ni aussi clairement. Je me souviens d’avoir trouvé étrange que nous soyons tous deux capables d’un tel détachement intellectuel alors que nous étions malades de tension et d’angoisse. Et je me suis rendu compte que nous parlions de mouvements politiques, du développement ou de l’échec de tel ou tel mouvement socialiste, alors que j’avais finalement compris que la vérité de notre temps était la guerre, l’immanence de la guerre. Et je me demandais s’il n’était pas erroné d’y revenir encore, car nous parvenions à des conclusions fort déprimantes, c’était précisément cette dépression qui avait contribué à le rendre malade ».
Il n’est pas facile d’écrire sur Doris Lessing. L’image de cette écrivaine est beaucoup trop imposante, pour mesurer et apprécier la portée de sa contribution dans l’écriture mondiale. L’œuvre littéraire  de Lessing nous émeut toujours, éveille invariablement en nous l’imagination créatrice, nous alarme et nous intrigue. Rares sont les œuvres qui nous laissent indifférents. Chaque fois que nous lisons un roman ou un essai  de Lessing, nous admirons son originalité d’écrivaine.
Noble citoyenne, grande écrivaine, femme admirable, personnalité au charme courant, telle est l’image de Lessing : « La première foie que j’ai fait ce rêve, le principe, la forme, se dessina dans un vase que je possédais alors, un vase paysan, en bois. Il était bulbeux, avec quelque chose d’assez allègre et naïf dans la forme, et couvert de motifs verts, rouges et dorés. Dans mon rêve, ce vase était doté d’une personnalité, et cette personnalité constituait le cauchemar, car elle représentait quelque chose d’anarchique, d’incontrôlable, de destructeur. Cette forme, ou cet objet, car ce n’était pas humain, mais plutôt comme une sorte d’elfe ou de lutin, dansait et sautait avec une vivacité insolente et menaçait tout ce qui vivait, n’était plus de moi-même, d’une manière impersonnelle et aberrante. J’avais alors « nommé » ce rêve comme signifiant la destruction. Lorsque je le refis quelques mois plus tard, je le reconnus immédiatement ; le principe, ou élément, prit la forme d’un vieil homme un peu nain, infiniment plus terrifiant que le vase-objet, car il apparaissait en partie humain. Ce vieillard grimaçait et ricanait, fort laid et animé d’une puissante vitalité, et cette fois encore il représentait la malveillance pure, l’animosité, la joie dans la méchanceté, l’impulsion destructrice. J’avais alors « nommé » ce rêve comme signifiant la joie malveillante. Et je refusais ce rêve toujours quand j’étais particulièrement fatiguée, ou tendue, ou en conflit, quand je me sentais fragile ou en danger ».
Aujourd’hui, la liberté et les droits de l’Homme  dans le monde avancent en dents de scie, situation difficile à vivre pour les intellectuels engagés, surtout ceux qu’on appelle alors les modernistes et qui paient le prix de la politique réactionnaire. La liberté, sa signification pour les êtres humains, était la principale préoccupation de Lessing durant sa vie. Sa colère était beaucoup plus virulente de même que son attitude, au vu des régimes dictatoriaux et rétrogrades qui ne cessent d’entraver le progrès de la démocratie.
Telle était la femme d’action idéale que nous voyons en Doris Lessing. Et pourquoi sa mort nous était si cruelle. Car nous nous sentions intimement liés avec cette grande écrivaine sans artifice, dont toute la force était dans ses yeux clairs et dans son cœur fort et sincère.    


Lu 975 fois

Nouveau commentaire :

Votre avis nous intéresse. Cependant, Libé refusera de diffuser toute forme de message haineux, diffamatoire, calomnieux ou attentatoire à l'honneur et à la vie privée.
Seront immédiatement exclus de notre site, tous propos racistes ou xénophobes, menaces, injures ou autres incitations à la violence.
En toutes circonstances, nous vous recommandons respect et courtoisie. Merci.

Dans la même rubrique :
< >

Mardi 27 Février 2024 - 13:00 Vers un commerce international numérisé











services