Des rêves étranges et pénétrants

Il y des villes où nous habitons et des villes qui nous habitent 

Mardi 7 Juin 2016



Le dernier roman de Moha Souag, “La semaine où j’ai aimé” (Editions du Sirocco, 2016) apporte une dimension inédite dans l’œuvre de cet 
écrivain marocain. Dans des romans tels que 
“La femme du soldat” (Le Fennec, 2003) ou 
“Un barrage de sucre” (Marsam, 2011), nous avions de belles représentations littéraires du 
social. Avec ce dernier livre, l’auteur nous plonge dans un curieux périple amoureux, où l’on ne sait plus ce qui relève du rêve et de la réalité. 


“Nos plus beaux jours” (Editions du Sirocco, 2014), que nous avons également chroniqué dans le Libération du 23 octobre 2014, annonçait sans doute les prémices de ces métamorphoses, de cette « façon de muer » de l’intérieur à l’instar du personnage principal de « La semaine où j’ai aimé » nommé Didon Benkoa. Ce dernier est un lycéen venu faire sa scolarité à Rabat. La nuit, il exerce le métier de chauffeur de taxi pour subvenir à ses besoins, en tentant également de donner des cours de warimi, la langue permettant d’exprimer les différents types d’amour. Une nuit, « un doux rêve » descendit le long de son ventre « en une vague voluptueuse ». Une femme au regard pénétrant mais dont il ne voit pas le visage vient de le transporter au septième ciel. Le rêve revient, avec une femme qui n’est – comme dans le poème de Verlaine – ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre : « Elle était unique et multiple. Elle était toutes les filles de mes rêves, celles du passé et de l’avenir, celles que je ne connaissais pas encore, celles que j’avais aimées, celles que je n’avais pu aimer et celles que j’avais désirées en cachette, un mirage attisant les affres de la soif d’aimer ». Cette maîtresse n’est ni tout à fait réelle, ni tout à fait irréelle. Didon découvre qu’il s’agit « d’une djin amoureuse » nommée Reihana qui a pris possession de lui et qui s’avèrera particulièrement jalouse quand son amant nocturne tombera amoureuse d’une « humaine ». Lorsqu’il fait sa connaissance, parmi les différents jeunes qui occupent le logement commun, celle-ci joue d’emblée l’ambivalence : s’appelle-t-elle « Nathalie » ou « N’Aït Ali » ? 
    Le jeu que Moha Souag construit avec le lecteur se trouve à ce niveau. Les mondes du rêve et de la réalité ne sont pas aussi distincts qu’ils en ont l’air. La vraie vie est peuplée de fantasmes. Lorsque Didon voit la chaise bouger à son réveil alors qu’il n’y a personne dans la pièce, il comprend que ses voyages nocturnes ne s’arrêteront plus avec la fin du sommeil. La vie est ainsi faite. On passe de la beauté des rêves à l’angoissante oppression des cauchemars. Le monde qui est le nôtre n’est plus celui des certitudes. Il ressemble plutôt au pays des merveilles de Lewis Carroll, où Alice sent le sol s’effondrer sous ses pieds et tomber dans un univers fantasmagorique. En même temps, Didon se complait dans cet univers hallucinatoire : « J’étais impatient de retrouver ce monde féérique de douceurs torrides que la luminosité quotidienne refoulait, que les yeux des badauds condamnaient, que le discours des sages blâmait et que les lois des hommes réprimandaient ». Même si le monde de la réalité le rattrape à chaque fois, comme lors de sa déconvenue avec Zoubida ou bien lorsque la djinn amoureuse insiste pour qu’il l’épouse en créant autour de lui un univers matriarcal.
    Comme le dit Moha Souag, « il y des villes où nous habitons et des villes qui nous habitent ». Didon découvre ce que signifie  d’être vidé de toute substance en se retrouvant face à une situation qui le dépasse. Peut-être que la réalité est justement ce qui n’existe pas. A moins que ne soient simplement les rêves qui constituent le réel : « Toutes ces filles n’étaient qu’un rêve qui levait en moi une émotion si vive qu’elle me faisait languir et chavirer au bord des larmes sans trop savoir pourquoi ». Cette découverte de la possession et du sentiment d’être aimé par quelqu’un, que ce soit par Reihana ou par Nat, est la plus belle éducation sentimentale qui puisse exister pour un jeune homme découvrant la vie. Les va-et-vient entre le rêve et la réalité ne sont-ils pas, finalement, les plus beaux enchantements de l’existence ? 
 

Jean Zaganiaris Enseignant chercheur CRESC/EGE Rabat (Cercle de Littérature Contemporaine)

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