Daoud Aoulad Syad

Le plus africain des cinéastes marocains


Par Ahmed Fertat
Lundi 22 Octobre 2018

Daoud Aoulad Syad
Le dernier opus de Daoud Aoulad Syad Les voix du désert est sorti sur les écrans et des projections spéciales commencent à lui être consacrées. Ce film revêt une importance particulière parce qu’il constitue un point d’orgue dans la filmographie d’Aoulad Syad. Il vient,  en effet, confirmer, sans appel, des choix, des partis-pris esthétiques  qui n’ont cessé de s’affirmer depuis Mémoire ocre, premier cout métrage tourné en 1991. 
Cette permanence des  choix de départ, à travers une filmographie assez normale pour un cinéaste marocain (3 courts et 6 longs métrages en 27 ans) inscrit les films d’Aoulad Syad dans une vision personnelle qui s’exprime par une récurrence de thèmes et par une manière de faire et un style spécifiques dont les caractéristiques nous sont devenues familières. 
La première des caractéristiques immédiatement visibles est celle de la prééminence de l’image, on est tenté de dire de la photographie, tant le soin mis à l’élaborer, la traiter, la faire parler et durer, la charger aussi bien de sens que de sentiments, d’émotion, ou de poésie est extrême. Cette focalisation va donner aux films du réalisateur le ton qui  est le leur et conditionner leurs autres constituants comme le rythme, les cadrages, les dialogues et les silences,  les angles de vues, les mouvements des personnages et de la caméra. 
Ce qui n’est pas étonnant quand on connaît le parcours de l’artiste venu au cinéma par le chemin de la photographie. Pourtant, rien ne destinait à ce parcours ce Marrakchi, né en 1953, parti en France se spécialiser  en sciences physiques. Il a 22 ans quand il découvre, dans une exposition consacrée à  Cartier Bresson,  la dimension artistique de la photo. C’est l’émotion et la révélation. Il acquiert un petit Zénith  pour s’adonner  à sa passion naissante.
De retour au Maroc, il a bien son doctorat ès sciences physiques  en poche, mais il a surtout plein de projets photographiques en tête. Quand je le rencontre en 1987, il est déjà en pleine possession de ses moyens, notamment de la maîtrise de la pratique. J’étais délégué général des Rencontres cinématographiques de Tétouan qui n’étaient pas encore méditerranéennes et notre partenaire, M. Bouvier, directeur de l’Institut français de Tétouan, m’avait demandé d’inviter un jeune photographe talentueux qui ferait un reportage photographique sur les rencontres. Je m’attendais, bien sûr, à un travail bien fait, mais le résultat dépassait, et de très loin, nos attentes. C’était des portraits, mais loin d’être ordinaires. Les images de visages capturées, toutes à l’insu des sujets, reflétaient d’une manière saisissante les personnalités de ceux-ci,  Il y avait à la fois le raffinement  et la technique des photos de mode et le naturel du vécu, de l’instantané.  Les personnages donnaient l’impression de poser et en même temps se livraient librement. Les visages  s’exprimaient sans bouger. Le figé vivait, le fugace acquérait de l’éternité. C’est dire que le photographe fit alors une grande impression.
L’impression fut aussi forte sur Jean-Claude Carrière, alors directeur de la FEMIS,  avec qui la rencontre fut décisive. En 1989,  celui-ci avait été invité par l’Institut français de Casablanca pour donner une conférence dans le cadre d’un Master destiné aux cinéastes marocains parmi lesquels figuraient feu Mohamed Reggab et Abdelkader Lagtaâ.  Daoud Aoulad Syad devait couvrir l’événement pour la revue Kalima. Il  venait de publier un livre-album de photos  qu’il avait intitulé  « Les Marocains », en hommage peut-être à Robert  Frank et en référence à l’album de celui-ci,  « Les Américains ».  Il dédicaça l’album à Carrière qui, enthousiasmé par « l’écriture cinématographique » du photographe, lui demanda s’il était intéressé par le cinéma et lui proposa  un stage  de formation à la FEMIS, dans le cadre de l’«université d’été, découverte du cinéma en France». En fin de stage, Aoulad Syad réalisa deux courts métrages au lieu d’un seul, comme prévu,  K ricature et Paris.
Cette expérience a convaincu  Aoulad Syad que le cinéma et la photographie, nés de la même matrice, se complétaient, car au commencement était la photographie à laquelle le cinéma a donné le mouvement. Devenu un des cinéastes marocains les plus importants,  Aoulad Syad continuera à pratiquer l’art de la photo auquel il est redevable de l’originalité de son cinéma. « Je ne m’arrêterai pas, dit-il,  je serai photographe au paradis… ou en enfer».
L’image est donc à la base de sa pratique artistique, et si le noir et blanc est l’expression photographique qu’il affectionne, « celle du passé », dit-il, il excellera dans l’utilisation des couleurs au cinéma. Pour lui, celles-ci conviennent  au mouvement, à l’expression du présent et du futur. « La manière » d’Aoulad Syad, originale et novatrice, créera, malgré de fortes résistances, l’événement, lors de la projection de son premier long métrage, Adieu forain, au 5ème Festival national du film à Casablanca en 1998. Pourtant, la concurrence était rude, car, après le très décevant festival précédent à Tanger,  le cru  de cette édition était relevé avec les films de Chraïbi,  Lagtaâ, Noury, Abbazi, Ayouch, Jebli-Ouazzani… Mais à l’instar d’Un amour à Casablanca à la troisième édition de Meknès en 1991, Adieu forain apportait un nouveau souffle au cinéma marocain, un autre regard, une manière de filmer, pour les uns ennuyeuse et déconcertante, pour d’autres intéressante et pleine de promesses. Membre du jury à l’époque, je fus agréablement surpris et n’hésitais  pas à parler de coup de cœur. Rarement, dans le cinéma marocain, je n’avais  vu une telle adéquation, une telle harmonie, entre un fonds et une forme. Les critiques, pourtant, pleuvaient. Le film, le récit tourneraient en rond, ne menant nulle part,   les personnages, renfermés sur eux-mêmes, rumineraient leurs fantasmes et leurs angoisses   et radoteraient plus qu’ils ne communiquaient, le vide et les temps morts  occuperaient l’espace et la durée, le tout accentué par  des plans-séquences trop longs,  des images fixes obsédantes,  les mouvements étant surtout ceux des personnages dans le cadre. Dès lors, il était entendu que le cinéaste avait gagné son pari. Il avait communiqué, de manière magistrale, le mal être de ses personnages, leur errance, le malaise des acteurs d’un monde en perdition et en voie de disparition, celui du « Souirti », de la foire, du spectacle forain, populaire et convivial avec ses animateurs, ses rituels et son ambiance festive, et par delà ce microcosme conflictuel et en déliquescence, le film décrivait les transformations socioéconomiques, l’avancée du rouleau compresseur de  l’urbanisation  et le recul inexorable des modes de vie et des rapports sociaux traditionnels.
La deuxième des caractéristiques principales du cinéma d’Aoulad Syad et c’est peut-être celle qui le distingue le plus, c’est un ancrage remarquable à l’Afrique et au cinéma africain.  La conjugaison de ces deux caractéristiques, nous sommes tenté de dire de ces deux matrices, va donner au cinéma d’Aoulad Syad un cachet sans pareil dans le paysage cinématographique marocain. Aoulad Syad est à l’aise dans le grand Sud, dans les marches de l’Afrique,  comme  les régions de Tarfaya  dont il a donné le nom à l’un de ses films ou  de Zagora, où il a tourné Les voix du désert.    Il ne  filme pas les grandes villes modernes, ses personnages se meuvent dans la campagne, les périphéries et les grands espaces, de préférence désertiques qui offrent à sa caméra, toute en longueur,  et en cadrages souvent fixes, ses sujets et au spectateur, à travers elle,  le plaisir de la contemplation. Les décors sont simples, voire dépouillés, surtout dans Les voix du désert. Comme nombre de cinéastes africains, en symbiose avec  la sensibilité et l’âme  africaines tels que  Nacer Khémir (Les baliseurs du désert, 1984), Souleymane Cissé  (Yeelen, 1987) ou plus récemment Abderrahmane Sissako  (Timbuktu,  2014), Aoulad Syad prend son temps pour regarder les êtres, la nature  et les choses, et ne s’empêtre pas, en bon disciple des conteurs populaires,   dans les méandres de récits compliqués. « Le sage est peu bavard », dit un dicton africain. Aussi, la priorité à l’image a comme corollaire naturel, la sobriété des dialogues et le degré minimal de l’accompagnement musical.  Les couleurs qu’il affectionne sont celles mêmes de l’Afrique, vives, contrastées, lumineuses, avec une préférence pour l’ocre, celui de la terre et de la glaise dont sont construites les habitations  qu’il filme avec empathie. 
Le Maroc d’Aoulad Syad est celui des humbles et des sans voix,  tous de condition modeste, en butte aux tracas du quotidien, voire aux marginaux comme le danseur-danseuse d’Adieu forain.   Syad prend fait et cause pour eux comme dans le truculent En attendant Pasolini, qui décrit  la situation difficile des figurants de cinéma ou La mosquée, virulent réquisitoire contre la spoliation injuste au nom de la religion  ou encore Tarfaya qui montre l’errance des candidats à l’émigration clandestine.
La plupart des personnages des films d’Aoulad Syad sont en marge des centres urbains européanisés. Ils sont à la recherche de leurs origines ou d’un avenir incertain. La nostalgie et le questionnement du passé sont des thèmes récurrents des films d’Aoulad Syad. Le ton est donné dès les premiers  courts métrages. Mémoire ocre (1991) est un retour vers l’enfance à Marrakech, Entre l’absence et l’oubli (1993) raconte la recherche d’un passé à travers une photo et L’Oued est une oraison sur la disparition d’un monde,  celui des barcassiers  du fleuve Bouregreg qui lie  Rabat à Salé. Dans Le cheval de vent, son second long métrage, un jeune homme part à la recherche de la tombe de sa mère et dans Les voix du désert, un autre traverse le pays à la recherche de ses origines. Dans leur quête, les personnages sont condamnés à l’errance et au mal de vivre dans une société en perte de valeurs, un autre thème qu’on retrouve, notamment dans les road movies comme Adieu Forain  et Le cheval de vent, auquel Aoulad Syad donne force et poésie et qui contribue à donner à ses films une portée et une résonnance profondément humaines et universelles.
Aoulad Syad excelle dans l’évocation de ce qui est en train de disparaître. Explicitement comme les spectacles forains dans Adieu forain ou la poésie populaire dans Les voix du désert, mais aussi implicitement dans tous ses autres films qui constituent des documents précieux sur le patrimoine culturel marocain. Ses films  donnent une image authentique de la culture populaire marocaine  et témoignent de son enracinement africain.
La sincérité et la qualité des films d’Aoulad Syad tiennent beaucoup à la qualité de ses partenaires. Ainsi, Bouanani auquel Driss Khouri  l’a présenté a collaboré à ses trois courts métrages. Montage de Mémoire ocre et de L’Oued, et scénario pour Entre l’absence et l’oubli, qui annoncent déjà ce que sera son cinéma, par leur approche documentaire et par le soin apporté à la photo. Bouanani qui  a été le maître-d’œuvre des scénarios d’Adieu forain et du Cheval de vent lui fait connaître Youssef Fadel à qui il  propose une collaboration sur le scénario d’Adieu forain. Celui-ci apporte le scénario de Tarfaya en lui disant : « Je suis venu dans ton imaginaire, tu viens dans le mien ».
Il est vrai que les films d’Aoulad Syad sont peu vus en salles. Mais à défaut d’une promotion commerciale, ils bénéficient d’une bonne réception critique et d’un succès  honorable à l’international(1). Plusieurs de ses admirateurs qui espéraient qu’il changerait de style, à l’instar de beaucoup de ses pairs en quête de succès de guichet ont été étonnés par l’entêtement dont il a fait preuve dans son dernier film. Mais à  travers celui-ci, Aoulad Syad  a annoncé qu’il résistait toujours au chant des sirènes, restant fidèle aux  voix du désert et explorant toujours les voies de l’Afrique. 
On peut apprécier ou non, mais force est de reconnaître que peu de cinéastes marocains peuvent se targuer d’avoir su se forger une identité cinématographique et imposer une signature singulière et reconnaissable et peu de films  marocains se laissent aisément attribuer la  paternité  d’un cinéaste, sans risque d’erreur.

 

Note :

Mémoire ocre (1991) a été sélectionné 
à Ecrans du Sud de Vues sur 
les Docks, à Marseille. 
Entre l'absence et l'oubli (1993) a obtenu une mention au Festival de Clermont-Ferrand 1994, une mention spéciale du jury à la 2ème Biennale des cinémas arabes à Paris puis a été  sélectionné dans les festivals de Carthage et  de  Fribourg, 
Adieu forain (1998) a reçu les Prix de la critique, de la presse et le prix spécial du jury au cinquième Festival national du film 
à Casablanca,  le Prix de la première œuvre cinématographique à la 4ème Biennale des 
cinémas arabes à Paris. Il a été sélectionné au  Forum du nouveau cinéma à Berlin. 


Lu 1905 fois

Nouveau commentaire :

Votre avis nous intéresse. Cependant, Libé refusera de diffuser toute forme de message haineux, diffamatoire, calomnieux ou attentatoire à l'honneur et à la vie privée.
Seront immédiatement exclus de notre site, tous propos racistes ou xénophobes, menaces, injures ou autres incitations à la violence.
En toutes circonstances, nous vous recommandons respect et courtoisie. Merci.

Dans la même rubrique :
< >

Mardi 27 Février 2024 - 13:00 Vers un commerce international numérisé











services