Chaque temps a ses hommes

Ceux qui se lèvent quand tout s’effondre


Abderrazak Hamzaoui
Mercredi 29 Octobre 2025

Chaque temps a ses hommes
Il y a toujours, dans les plis sombres de l’histoire, un petit nombre d’êtres qui refusent de se laisser engloutir. Tandis que le monde s’affaisse sous le poids du désenchantement, ils se lèvent — non par orgueil, mais par fidélité à quelque chose de plus grand qu’eux. Leur pas est hésitant, leur route incertaine, mais leur feu intérieur ne vacille pas. Ils marchent pour redonner souffle à la vie, justice aux oubliés, dignité au monde qui se délite. Ils donnent tout - leur temps, leur liberté, leur santé - sans rien attendre en retour. Et lorsque la société les oublie après les avoir respectés, c’est le temps lui-même qui finit par leur rendre justice, en inscrivant leurs noms dans la mémoire des âmes.
 
Quand les personnes s’en sortent à peine ou même pas

Il arrive des temps où les êtres avancent sans force, comme si le poids des jours avait soudain doublé. Non pas qu’ils aient cessé de vouloir, mais parce que tout autour d’eux, les repères se sont effrités. Dans les organisations, on reconnaît ces périodes au silence qui s’installe dans les couloirs : les regards se vident, les conversations se raccourcissent, les projets se réduisent à des procédures. Les équipes ne rêvent plus, elles exécutent. Le feu sacré de la mission s’éteint lentement, remplacé par le simple souci de tenir jusqu’à demain. Les dirigeants invoquent la rigueur, les employés s’abritent derrière la routine, et peu à peu, plus personne ne croit à ce qu’il fait. C’est ainsi que les hommes et les femmes cessent de s’en sortir — non parce qu’ils sont faibles, mais parce que le sens, ce moteur invisible, leur a glissé entre les doigts.

Les temps sont durs. On le dit souvent, mais on le sent surtout : dans les chiffres, dans les mots qui pèsent, dans les gestes mesurés. Parfois, c’est le manque de ressources qui étrangle. D’autres fois, c’est leur mauvaise gestion qui appauvrit davantage. Dans une organisation, la pauvreté n’est pas toujours matérielle ; elle peut être intellectuelle, morale, ou émotionnelle. Il n’y a pas plus grande misère que celle d’un système qui ne sait plus hiérarchiser l’essentiel. Les ressources existent, mais elles se perdent dans des décisions sans vision, dans des priorités qui se contredisent, dans la peur du changement. Ce n’est pas la rareté qui détruit, c’est la désorientation.

Dans la société, la dureté se fait structure. Les institutions s’éloignent du peuple, les discours se vident, les promesses s’usent. Les ressources naturelles et humaines sont là, mais leur éclat s’éteint faute de transparence et de gouvernance juste. On ne manque pas de richesses, on manque de clairvoyance. Le champ social s’assèche, non par absence d’eau, mais parce que l’eau ne coule plus au bon endroit. Les nations ne s’effondrent pas toujours dans le bruit des armes, mais dans le murmure de la mauvaise gestion.

Et quand la dureté persiste, le désespoir s’infiltre. Il commence doucement, presque imperceptible, comme une brume dans la tête. Les gens continuent de vivre, de travailler, de sourire même, mais quelque chose s’éteint en eux. Dans les organisations, cela s’appelle le cynisme : on vient sans conviction, on parle sans croire, on agit sans espoir. Le désespoir devient un mode de fonctionnement discret, accepté, banalisé. On ne s’indigne plus, on s’adapte. On survit.

Dans la société, il prend des airs de destin. Les citoyens se résignent. Ils disent « c’est comme ça », comme s’il n’y avait plus rien à attendre. L’habitude s’installe, et avec elle, la perte de la liberté intérieure. Quand un peuple commence à accepter la souffrance comme une norme, il perd quelque chose de plus grave que son bien-être : il perd sa capacité de transformation. Le désespoir devient un climat, invisible mais lourd, et chacun apprend à respirer dans une atmosphère de renoncement.

Réduire autant que possible les limites de l’inconnu

Pourtant, au cœur même de ces nuits épaisses, une aube sommeille. Car chaque effondrement porte en lui la promesse d’une renaissance. Il suffit parfois d’un mot juste, d’un geste sincère, d’un élan de lucidité pour rallumer le feu. Les ressources sont limitées, mais la conscience ne l’est pas. Là où la fatigue se fait loi, il reste la possibilité de dire non. Non à l’habitude du malheur. Non à la résignation. Non à la fausse évidence du destin.
Alors, quelque chose recommence à respirer. Une organisation peut renaître dès lors qu’elle retrouve le sens du pourquoi. Une société peut se relever dès lors qu’elle réapprend à espérer ensemble. Les temps resteront durs, mais le regard changera. Et parfois, cela suffit pour que la lumière revienne.

Mais au milieu de la lassitude générale, un petit nombre d’entre eux se tient encore debout, habité par une énergie qu’aucune nuit ne semble pouvoir éteindre. Leur force ne vient pas d’une abondance de moyens, ni même d’une certitude - elle naît d’un feu intérieur, de cette conviction intime que renoncer serait plus douloureux encore que lutter. Tandis que les autres se résignent, eux refusent l’endormissement. Leur regard porte plus loin que les apparences, au-delà des ruines visibles, comme s’ils percevaient déjà les premiers signes d’un matin que personne ne voit encore.

Ces êtres semblent étrangers à la grisaille du monde qui les entoure. Ils se sentent décalés, presque déracinés de cette terre fatiguée qui a troqué ses rêves contre des habitudes. Là où beaucoup s’accrochent à ce qui reste, eux regardent ce qui pourrait renaître. Ils ne se reconnaissent plus dans la langue du renoncement, ni dans les discours sans souffle. Ils appartiennent à une autre vibration, celle de ceux qui, même au cœur du désastre, continuent à croire qu’un sens demeure. Ils sont à la fois ici et ailleurs : ancrés dans la réalité, mais connectés à quelque chose de plus vaste, de plus vivant. Leur solitude n’est pas une fuite, mais une veille - celle de ceux qui gardent le feu pendant que les autres dorment.
Alors ils choisissent. Choisir, pour eux, ce n’est pas s’opposer au réel, mais l’affronter. C’est refuser le confort de l’attente. Ils avancent là où tout recule, défrichent là où tout s’effondre, et tracent des chemins dans l’obscurité. Ils savent que l’inconnu ne se supprime pas, mais qu’il peut être apprivoisé, éclairé par la clarté du courage. Réduire les limites de l’inconnu — voilà leur art, leur résistance tranquille. Ils bâtissent des repères là où il n’y en a plus, rallument la confiance, recréent du possible.

Ils entreprennent le voyage pour rendre la vie juste, se sentent mal à l’aise mais une grande exhalation les saisit

Ils ne sont ni des héros, ni des saints. Ils sont simplement des consciences éveillées, des âmes qui refusent de laisser la peur dicter le destin. Leur force est silencieuse, leur espoir discret, mais contagieux. Autour d’eux, quelque chose recommence à vibrer : une idée, un projet, un geste solidaire. Ils rappellent, par leur seule présence, qu’aucune époque n’est perdue tant qu’il reste quelqu’un pour la regarder autrement.
Et c’est souvent d’eux - de ce petit nombre d’intranquilles - que renaît le monde.

Alors, un jour, ils se lèvent. Non pas pour fuir, mais pour entreprendre un voyage. Ce n’est pas un départ géographique, c’est une traversée intérieure, une marche lente vers la source de ce qui donne sens. Ils partent pour rendre vie, justice et honneur à cette population oubliée par le bruit du monde - ces visages fatigués qui ne rêvent plus, ces mains usées par le travail, ces voix qu’on n’écoute plus. Ils ne portent ni drapeau ni slogan, mais une promesse silencieuse : redonner souffle à ce qui s’étouffe, dignité à ce qui s’efface. Leur route n’est pas droite ; elle serpente à travers les doutes, les obstacles, les blessures. Mais chaque pas qu’ils posent réveille une parcelle de lumière dans la poussière du réel.
Au début, ils se sentent mal à l’aise. Le monde qu’ils quittent, si imparfait soit-il, avait ses repères, ses sécurités, ses habitudes rassurantes. Leurs pas sont tremblants, leurs certitudes ébréchées. Mais bientôt, une grande exhalation les saisit, comme un souffle venu d’ailleurs. C’est le souffle du vivant, celui qu’on retrouve lorsqu’on cesse de vivre à moitié. Ce souffle ne promet pas la facilité, il promet la vérité. Ils sentent l’air changer autour d’eux, plus dense, plus vibrant, comme si le monde entier retenait son souffle devant leur audace. Ce malaise se transforme alors en appel, en élan. Ce qui les effrayait devient ce qui les anime.
Car ils possèdent, sans même s’en rendre compte, cette assurance rare — celle qui ne vient pas de la confiance en soi, mais de la fidélité à quelque chose de plus grand. Ils ont compris qu’il ne suffit pas de réformer le monde : il faut parfois en sortir pour le réinventer. Ils rompent, doucement mais fermement, avec l’ordre établi, avec les compromis qui étouffent, avec les illusions du confort. Ils se tiennent à la lisière, entre ce qui s’effondre et ce qui commence. Et dans cet entre-deux, ils choisissent l’aventure.

Leur aventure n’a rien d’un caprice, c’est un acte d’amour. Aimer, ici, c’est risquer. C’est croire qu’un autre monde peut s’écrire à la force du cœur, à la patience des gestes, à la clarté du regard. Ils ne fuient pas l’ancien monde : ils le prolongent autrement, ils y insufflent un souffle neuf, celui du changement. Leur pas ouvre la voie, leur présence trace un sillage. Et derrière eux, d’autres se lèveront - non pas pour les suivre, mais pour à leur tour oser, créer, rêver.
Ainsi commence le monde nouveau: par le courage de quelques-uns qui, mal à l’aise dans le présent, se laissent emporter par le vent du futur.

Ils se donnent tout entiers, sans mesure, sans calcul. Ils offrent ce qu’ils ont de plus précieux - leur temps, leur liberté, parfois même leur santé - comme on dépose une part de soi sur l’autel du sens. Ils ne cherchent ni gloire ni récompense ; ils avancent par nécessité intérieure, comme si une voix secrète les poussait à continuer, même lorsque tout semble perdu. Leur engagement n’est pas un choix, c’est une vocation : celle de ceux qui ne peuvent rester immobiles face à l’injustice, à la laideur, à l’oubli. Ils sacrifient leur vie pour éclairer celle des autres, conscients que la flamme qui  se consume peut aussi illuminer.

La société, pendant un temps, les admire. Elle les respecte, parfois les célèbre. On les invite, on les cite, on les applaudit. Mais rarement on les comprend. Car leur grandeur dérange : elle rappelle ce que les autres ont cessé d’être. Ils ne vivent pas selon les règles du confort, mais selon celles de la vérité. Et quand leur souffle s’épuise, quand leurs forces s’effondrent, la société qui les admirait les regarde tomber avec une étrange indifférence, comme si leur sacrifice faisait partie du décor. Elle les sacrifie à son tour — non par cruauté, mais par oubli.

Ceux qui ont donné sans compter ; le temps finit toujours par leur rendre l’éternité qu’ils avaient.

Et pourtant, paradoxalement, c’est après leur mort qu’ils commencent à vivre vraiment. C’est lorsque leur voix se tait que leurs mots résonnent plus fort. Leurs gestes, autrefois incompris, deviennent symboles. Leurs noms, qu’on prononçait distraitement, se chargent d’éternité. Ils renaissent dans les mémoires comme des éclats de conscience. La société se souvient d’eux avec la tendresse qu’elle ne leur avait pas offerte de leur vivant, comme si, en les pleurant, elle tentait de réparer le tort de les avoir négligés.

Ainsi vont ces êtres rares : ils vivent intensément, meurent dans le silence, et ressuscitent dans la mémoire. Leur vie devient passage, leur mort semence. Et chaque génération, en prononçant leur nom, prolonge un peu plus leur existence. Car il en est ainsi de ceux qui ont donné sans compter : le temps finit toujours par leur rendre l’éternité qu’ils avaient, sans le savoir, déjà offerte.

Par Abderrazak Hamzaoui
Email : hamzaoui@hama-co.net
www.hama-co.net
 


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