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Ces applications complices au service de conducteurs mal intentionnés


Chady Chaabi
Vendredi 14 Juin 2019

Elles peuvent aussi bien éclairer le chemin de ses utilisateurs qu’assombrir leur avenir et représenter un danger public. Elles, ce sont les applications mobiles de navigation GPS telle que Waze. Si elle est fort utile quand ça bouchonne, l’application israélienne rachetée par Google, en 2013, pour un montant estimé à plus d’un milliard de dollars, indique également la présence de la police, ainsi que la position des radars fixes et mobiles. Deux fonctionnalités très appréciées par les automobilistes. L’ajout prochain de ces fonctionnalités sur Google Maps, dans une quarantaine de pays à travers le monde, Maroc compris, a favorablement été accueilli dans le pays. Pourtant, il n’y a pas vraiment de quoi sauter au plafond. A y regarder de plus près, ces fonctionnalités pourraient avoir de fâcheuses conséquences à la fois en termes de sécurité routière et de lutte contre la criminalité. Des effets néfastes auxquels s’additionnent la récolte et l’utilisation de plusieurs données personnelles, à l’insu des utilisateurs qui, d’ailleurs, ne sont pas étrangers aux vices de l’appli.

Une solidarité quasi-coupable
Waze, comme d’autres applications du genre, est un système de guidage révolutionnaire qui repose sur un nouveau modèle économique très performant. Ludique avec des logos inspirés de jeu vidéo et utilisée par près de 100 millions d’utilisateurs sur la planète, elle adapte en temps réel l’itinéraire en fonction de la circulation et vous avertit en cas de travaux, grâce à une cartographie modifiable par ses utilisateurs. Le signalement des radars et autres contrôles de police par cette application est à l’unanimité bien perçu par les personnes que nous avons interrogées. Un discours dominant qui dénote d’une « certaine défiance de plus en plus grandissante vis-à-vis de la police et surtout des radars», nous explique Ahmed Bendella.
Pour ce sociologue du droit «aux antipodes de l’idéal qui voudrait que l’agent de police soit un fonctionnaire qui agit pour l’intérêt général et le bien des automobilistes, s’est développée l’image d’une police de la circulation en embuscade, à l’affût de la moindre infraction du Code de la route, et dont la principale fonction est de piéger les conducteurs. Les radars cachés renforcent ce sentiment». Cette défiance puise également son origine dans les incohérences et les difficultés éprouvées par les usagers des routes du pays. « En plus du manque de fluidité de la circulation et de l’état relativement mauvais des routes, des fois, il se peut que les limitations de vitesse telles qu’elles existent et le placement des radars notamment, ne correspondent pas vraiment à un réel besoin», argue notre interlocuteur. Et d’ajouter : « Il suffit qu’il y ait une seule incohérence pour appuyer le fait que le système est absurde et arbitraire. Alors que probablement les limitations de vitesse sont majoritairement justifiées». Du coup, selon Ahmed Bendella, « les gens se sentiraient plus menacés par les radars que par leur propre excès de vitesse. » Cela dit, est-ce que le sentiment qui anime les automobilistes est totalement justifié eu égard aux risques qui pourraient résulter de cette solidarité dans le cadre du modèle économique de Waze entre autres applications ? Rien n’est moins sûr.

Ralentir le travail des policiers
Lutte contre le terrorisme et la criminalité organisée, dispositif «alerte enlèvement» ou recherche de détenus évadés, sont autant de situations où les forces de l’ordre doivent observer de la discrétion afin de réaliser leur mission. Par conséquent, leur signalement sur les systèmes d’aide à la conduite peut leur être préjudiciable et reviendrait à verser de l’eau dans du sable.
En 2015, Charlie Beck, le chef de la police de Los Angeles (LAPD), est monté au créneau en affirmant que l’application Waze mettait en danger les policiers. Pour preuve, il avançait l’assassinat des policiers Rafael Ramos et Wenjian Liu, abattus à bout portant par un déséquilibré qui aurait, d’après lui, utilisé l'application Waze pour suivre leurs mouvements.
Deux années plus tard, conscient des dangers liés à ce genre d’applications, le gouvernement français avait pris le problème à bras-le-corps, en transmettant à la Commission européenne un projet de décret afin que les avertisseurs radars n'aient plus le droit de diffuser certaines informations aux utilisateurs, au nom de la lutte antiterroriste et de la sécurité routière. Ainsi, les signalements devaient simplement être désactivés dans un périmètre maximal de 20 km pour une durée limitée à 24 heures. De ce côté-ci de la Méditerranée, le débat sur le sujet est jusqu’à présent inexistant, ne serait-ce qu’en terme de sécurité routière.

Un effet dissuasif annihilé
Dire que le Maroc fait partie des nations où il y a le plus d’accidents au monde relève du doux euphémisme. Pour la seule année 2018, 3.485 personnes ont péri sur les routes du pays. Par voie de fait, et au moment où le Maroc fonde de sérieux espoirs sur sa Stratégie nationale de la sécurité routière, si une application de guidage signale un barrage de police, elle inciterait forcément certains usagers de la route alcoolisés ou ayant consommé des stupéfiants à changer d’itinéraire pour l’éviter. L’effet dissuasif des radars fixes ou mobiles pourrait tout autant être annihilé si leur position est signalée, comme c’est d’ores et déjà le cas sur Google Maps pour certains radars, à Rabat notamment, et ce même si le lancement de cette fonctionnalité n’a toujours pas été officialisé (voir capture d’écran). Les automobilistes auront ainsi tout le loisir de faire fi des limitations de vitesse, mettant en danger leur vie et celle des autres.
A la lumière de ces éléments et du modèle économique sur lequel repose ce genre d’applications de guidage, les utilisateurs envoient des alertes pour indiquer aux autres ce qu’ils voient sur la route, d’où la nécessite de la prévention. Dans ce sens, nous avons contacté le Comité national de la prévention des accidents de la circulation (CNPAC). Etablissement d’utilité publique, le CNPAC a préféré botter en touche. Etonnamment, notre interlocuteur a estimé que la prévention relative à ce sujet ne faisait pas partie des prérogatives du Comité national de la prévention des accidents de la circulation.

La protection des données personnelles en danger
Depuis quelque temps, ici comme ailleurs, la protection des données personnelles revêt une importance capitale. Dans ce cadre, et au-delà de leurs systèmes d’alerte qui compliquent le travail des policiers, les applications de conduite guidée font aussi planer un risque majeur sur la protection des données personnelles de ses utilisateurs. Dans un reportage diffusé par France Télévision, on découvre qu’en plus de les faire travailler en jouant la carte communautaire, l’appli reçoit généralement beaucoup plus de la part de certains automobilistes. Puisque chacun d’entre eux doit dévoiler un peu de sa vie privée. C’est une association d’informaticiens militants français qui est à l’origine de cette révélation après avoir repéré cinq traqueurs dans l’application Waze. Soit des petits logiciels qui observent comment on utilise nos portables. Expérience à l’appui, le reportage dévoile une inquiétante réalité : à l’insu des utilisateurs, la multinationale Facebook est avertie de l’utilisation de Waze. Google récupère aussi une partie des données personnelles et notamment l’historique de géolocalisation.
Ces informations sont précieuses et stratégiques car elles permettent à Google de mieux vous cerner. Connaître vos habitudes de déplacement, là où vous travaillez, où vous faites vos courses. Tout ça pour mieux cibler les publicités qu’il va vous montrer.
En somme, il paraît évident que ces outils sont précieux quand il s’agit d’aide à la conduite. En revanche, au regard des conséquences qu’ils peuvent engendrer, une campagne de prévention auprès des utilisateurs ne serait vraiment pas de trop. Et pourquoi pas espérer qu’un jour, ces application fassent marche arrière pour emprunter un chemin moins dangereux, retrouvant ainsi, leur fonction première, à savoir signaler les dangers de la route et fournir le meilleur itinéraire en tenant compte de la présence des bouchons. Et c’est déjà pas mal.

Ahmed Bendella : La transgression de la loi n’est pas forcément conçue comme une anomalie

Ahmed Bendella, sociologue du droit, nous éclaire sur la défiance des automobilistes vis-à-vis du code de la route et des forces de l’ordre qui veillent à son application. Une tendance amplifiée de nos jours par les applications de conduite guidée, mais qui n’est pas récente, contrairement à ce que l’on pourrait penser.     

Libé : La solidarité entre les automobilistes ne date pas d’aujourd’hui. Qu’en pensez-vous ?
A.B : Effectivement, ce phénomène n’est pas apparu avec l’avènement de ces applications. En réalité, il y a toujours eu des systèmes de signalement comme les appels de phare qui peuvent être considérés comme les ancêtres du phénomène. 
   
Comment l’expliquer ?
Tout d’abord, ce phénomène n’est pas spécifique à ce sujet ou au contexte marocain. Car même dans la société la plus disciplinée, toute loi ne s’applique pas de façon instantanée. Ensuite, la transgression de la loi n’est pas une anomalie dans le sens statistique ou logique. Le dispositif répressif n’existe justement que parce que les gens violent la loi. D’un point de vue sociologique, l’adhésion à la loi n’est pas automatique. Elle se fait à travers plusieurs facteurs dont la construction de cette même adhésion via une intériorisation des normes. Il y a aussi un aspect lié au comportement des acteurs, résultant de la comparaison entre le coût de cette transgression et son bénéfice. S’il risque de perdre plus qu’il ne gagne, les normes et les règlements seront forcément respectés. D’où la nécessité d’instaurer des sanctions exemplaires.

Qu’est-ce qui le nourrit ?
C’est principalement lié aux expériences des automobilistes ou à celles des personnes qui les entourent. En plus, comme les radars représentent une restriction, les gens ne vont pas spontanément y adhérer. Probablement du fait que l’effort de sensibilisation est insuffisant ou en tout cas inefficace. En plus, les sanctions ne sont pas appliquées systématiquement, du moment qu’il y a des moyens de s’en soustraire et d’y échapper. S’il y avait un système fort qui sanctionnait systématiquement sans distinction, les conducteurs seraient contraints de le respecter. Une telle situation peut même virer à la caricature d’un système de délation où les gens, au lieu de signaler la présence du radar aux automobilistes, signaleraient plutôt un automobiliste en infraction à la police. Mais au Maroc, on est plutôt dans une coopération entre les automobilistes dans le but d’échapper à l’application de la loi. Cette attitude permet d’évacuer les règlements en vigueur au motif qu’ils sont un peu injustes, arbitraires et contre l’intérêt des usagers.

Existe-t-il des solutions pour inverser la tendance ?  
Ça paraît compliqué. Il y a déjà une difficulté liée à la gestion de la circulation au Maroc qui est très complexe. Ensuite, on a un dispositif répressif qui n’est pas vraiment efficace dans la mesure où il n’arrive pas à fonctionner via l’adhésion des automobilistes en les sensibilisant aux risques des dépassements de vitesse. En plus, le montant des amendes n’est pas assez élevé pour avoir un pouvoir dissuasif. Surtout que les dispositifs de signalisation sur les routes ne permettent pas d’appliquer un système efficace sur tout le territoire. Cela explique que plusieurs d’entre ces derniers, sont appliqués de manière sélective et différenciée, amplifiant de ce fait le sentiment de sanction injuste et arbitraire. D’autant plus que les automobilistes finissent par se dire que là où ils courent moins de risques, il y a une plus grande concentration d’agents et de dispositifs répressifs. A l’inverse, là où il y a un réel besoin, les panneaux de signalisation sont inexistants et les forces de l’ordre sont quasiment absentes. Ce qui, par ricochet, affaiblit les règlements en vigueur.     
Propos recueillis par Chady Chaabi


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