Barcelone et Singapour montrent la voie, Casablanca peut écrire la sienne

Smart Cities, récits vivants : Quand la ville imagine son futur avec ses citoyens


Abderrazak HAMZAOUI
Mercredi 3 Septembre 2025

Barcelone et Singapour montrent la voie, Casablanca peut écrire la sienne
À l’heure où les métropoles se rêvent intelligentes, connectées, durables et résilientes, un paradoxe persiste : plus les technologies avancent, plus les citoyens se sentent parfois éloignés des décisions qui façonnent leur quotidien. C’est ici que le storytelling entre en scène - non pas comme un simple outil de communication, mais comme un levier stratégique pour reconnecter la ville à ceux qui la vivent, l’habitent, la rêvent.
 
Le storytelling, au croisement de la narration, de l’émotion et de l’engagement collectif, permet d’humaniser la transformation technologique. Il ne s’agit plus seulement d’installer des capteurs, de collecter des données ou d’optimiser la mobilité, mais de raconter la ville en devenir - une ville qui écoute, qui dialogue, qui s’incarne dans des récits partagés.
 
Développer une smart city par le storytelling, c’est donner une voix aux habitants, inscrire les innovations dans une mémoire vivante, et façonner un avenir qui ait du sens autant que de l’intelligence. C’est faire de chaque projet urbain un chapitre d’un récit commun, où les citoyens ne sont pas de simples utilisateurs de services mais les héros d’une transformation.
  • Les villes ne sont pas des plateformes techniques, mais des espaces narratifs vivants.
Il fut un temps où les villes se racontaient à travers leurs pierres, leurs marchés, leurs insurrections et leurs silences. Aujourd’hui, certains aimeraient qu’elles ne soient plus que des plateformes de données, des tableaux de bord algorithmiques, des objets connectés dociles. Adam Greenfield, urbaniste du doute et designer de résistance, ne s’est pas laissé séduire par ces promesses brillantes.

Ancien directeur du design urbain chez Nokia, fondateur d’Urban Scale, il n’a pas choisi la voie de l’émerveillement technique. Il a préféré creuser dans l’ombre des récits dominants, là où se cache ce que les géants du numérique ne veulent pas dire. IBM, Cisco, Siemens… Ces noms imposants ne vendent pas que des infrastructures : ils vendent des mythes, habillés de slogans comme "Smart", "Safe", "Sustainable" - des mots qui rassurent mais qui, une fois vidés de l’expérience humaine, sonnent creux.

Greenfield nous rappelle que ces smart cities ne sont pas neutres. Elles sont pensées d’en haut, sans consultation, sans ancrage, sans âme. Elles sont descendantes, déshumanisées, opaques, éthiquement fragiles. Elles ne demandent pas l’avis des habitants, elles prédéfinissent leur comportement. Elles ne parlent pas au cœur, elles commandent aux gestes. Sous couvert d’efficacité, elles installent la surveillance douce, celle qui n’a pas besoin de crier pour contrôler.Mais Adam Greenfield ne se contente pas de critiquer. Il ouvre une brèche, un passage, une voix. Il affirme que la ville n’est pas un objet technique : elle est un espace narratif vivant, fait de mémoire, de culture, de tensions, d’attachements, de contradictions. Elle est un poème collectif, et non un algorithme central.

Alors, il nous invite à reprendre la parole, à déconstruire les récits programmés, à inventer des contre-récits. Non pas dans les bureaux des start-ups, mais dans les cafés, sur les bancs, dans les fêtes populaires, dans les gestes du quotidien. Il appelle à une réappropriation symbolique et politique de la ville, par ceux qui l’habitent, l’aiment, la résistent.Il nous pousse à raconter la ville vécue, pas celle que l’on nous vend. À dire les inégalités, les colères, les détournements, les détours. À valoriser les marges, les interstices, les ruelles qui échappent au plan. À créer des récits qui grattent là où la smart city lisse.
Et dans un souffle qui résume toute sa pensée, il affirme :“The smart city is not a place, it’s a narrative - a mythtold by corporatestorytellers. And it’s time wetoldother stories.”1Autrement dit : il est temps d’écrire une autre ville.

À travers le monde, certaines villes ne se contentent pas de devenir intelligentes : elles apprennent à se raconter.À Barcelone, la technologie ne s’impose pas, elle s’incarne. Le progrès y parle le langage des habitants.À Singapour, la planification du futur passe par l’épreuve du récit. Le futur y devient tangible avant même d’être réel.Et à Casablanca, se dessine un potentiel unique : celui de lier les récits d’hospitalité à la puissance des algorithmes, de faire dialoguer la médina avec la smart city. Une mythologie numérique afro-méditerranéenne attend d’émerger, tissée de traditions vivantes et d’ambitions connectées.Des cas inspirantes :
  • Barcelone : Le citoyen comme co-narrateur de la transformation numérique.
Barcelone n’a pas choisi de devenir "smart" par mimétisme technologique. Elle n’a pas plié devant la promesse d’une intelligence froide, sans visage. Elle a préféré l’intelligence partagée, l’émotion tissée, le récit co-écrit. Là où d’autres installent des capteurs, elle a allumé des lanternes narratives dans les cœurs.

Elle a raconté sa transition, non pas en graphiques, mais en fragments de vie. Des vidéos courtes ont montré les petits miracles quotidiens : une école qui respire mieux grâce à la gestion intelligente de l’énergie, une personne âgée qui retrouve son autonomie grâce à un parking connecté. Ce ne sont pas des données, ce sont des visages.Elle a dessiné sa transformation dans des bandes dessinées pédagogiques, où l’on voit un enfant curieux apprendre à coder dans une école augmentée, et une grand-mère connectée suivre sa santé dans un système prédictif. Chaque case est une fenêtre sur un futur tangible, possible, habité.

Et dans des ateliers de design immersifs, avec des Lego, des cartes, et des histoires projetées sur les murs, les citoyens ont construit la ville comme on raconte une légende : en y mettant du vécu, du sens, du jeu et du doute. Ils ont parlé d’énergie, de mobilité, d’inclusion. Pas comme des experts, mais comme des conteurs d’usage, des architectes de mémoire.Alors, le citoyen n’est plus spectateur, il devient acteur. Il n’est plus destinataire d’un plan, il devient passeur d’un récit. Grâce à ce storytelling enraciné dans l’expérience sensible, l’adhésion aux projets n’est plus contrainte, mais désirée. L’émotion devient alliée de la technique, et le droit à l’erreur devient une valeur partagée — non pas comme faiblesse, mais comme signe d’une culture vivante de l’expérimentation.

Barcelone n’a pas simplement transformé ses infrastructures. Elle a transformé son imaginaire. Elle a compris qu’une ville n’est pas ce qu’elle construit, mais ce qu’elle se raconte. Et elle a fait le choix de se raconter ensemble.
  • Singapour : Tester l’urbanisme du futur par le récit et l’immersion
Singapour, cité-État surgie des eaux comme un rêve d’ordre et de verre, avance vers le futur avec la précision d’un horloger. Dans cette ville-laboratoire, chaque rue peut être simulée, chaque signal mesuré, chaque pulsation urbaine anticipée. Et pourtant, au cœur de cette maîtrise technologique, Singapour a compris une vérité essentielle : nul plan ne vaut s’il ne résonne dans la mémoire du peuple.

Plutôt que de dessiner l’avenir à l’encre froide des algorithmes, Singapour a choisi de l’explorer par le récit vivant, d’en faire l’expérience avant de le bâtir. Elle ne décrète pas la ville, elle l’imagine avec ses habitants, dans une danse subtile entre le réel et le possible.À travers des storymaps de quartier, les résidents deviennent géographes de leurs émotions. Ils déposent sur des cartes interactives les récits de leurs chemins, leurs attachements, leurs blessures, révélant ainsi un espace vécu, dense de subjectivité, que nul planificateur ne peut deviner depuis sa tour d’ivoire.

Mais la narration ne s’arrête pas aux mots. Elle s’incarne dans la réalité virtuelle, où chaque citoyen peut habiter un futur projeté — se promener dans un quartier éco-digitalisé, sentir la température des matériaux, entendre le silence ou l’agitation, et raconter ensuite, à chaud, ce qu’il a ressenti. Le futur n’est plus une abstraction, il devient une expérience sensible.

Et quand les conflits s’annoncent - autour de la densification, de la surveillance, ou de l’écologie urbaine - la ville ne les réprime pas, elle les met en scène. À travers des théâtres citoyens, les tensions deviennent des dialogues, les oppositions des représentations. Le citoyen ne crie plus dans la rue, il interprète sur scène, et parfois, en jouant l’autre, il le comprend.Ainsi, le récit devient instrument d’écoute, révélant les peurs muettes, les désirs tus, les espoirs non formulés. Avant même qu’un projet ne sorte de terre, il est déjà ajusté, enrichi, amendé -non par calcul, mais par résonance humaine. La narration précède l’urbanisation, elle en est la matrice symbolique.

À Singapour, le futur ne s’impose pas. Il se raconte, se teste, s’éprouve, pour que ceux qui le vivront puissent aussi en être les auteurs. Car une ville intelligente n’est pas celle qui prédit nos gestes, mais celle qui écoute nos silences.
  • Le potentiel de Casablanca, Vers une mythologie numérique afro-méditerranéenne 
Casablanca. Ville-carrefour. Ville-seuil. À la fois mémoire et promesse, elle regarde à la fois vers l’Atlantique, le désert et l’Europe, comme une boussole qui tournerait à trois pôles. Et dans cette tension féconde entre les origines et le futur, le numérique s’infiltre, non comme un courant passager, mais comme une nouvelle matière du destin.

Oui, Casablanca se rêve hub technologique africain. Elle se veut carrefour de données, laboratoire de start-ups, plateforme de big data. Mais si ce rêve ne s’incarne pas dans une mythologie partagée, il restera froid, sans chair. Car une ville ne se programme pas : elle se raconte, elle s’habite par le récit.

Alors, imaginons. Imaginons "Al-MadinaSmarta", une cité légendaire, suspendue entre les minarets d’hier et les lignes de code d’aujourd’hui. Une ville où les rawi- ces conteurs anciens - marcheraient aux côtés des ingénieurs. Où le savoir oral et la donnée numérique ne s’opposeraient pas, mais s’uniraient pour transmettre. Où chaque souk, chaque ruelle, chaque mosaïque serait une interface d’intelligence sensible.De là émergent les récits incarnés. Celui d’un jeune développeur des quartiers populaires, qui transforme les souks de Derb Ghallef en espaces augmentés grâce à une appli qui parle arabe, amazigh et mémoire. Celui d’une grand-mère qui, grâce à la e-santé, reprend son autonomie et parcourt sa ville, non plus avec fatigue, mais avec fierté. Celui d’un migrant subsaharien, sans papier mais pas sans génie, qui code une carte solidaire des lieux d'entraide et des visages bienveillants.

Ces histoires ne sont pas des fictions. Elles sont des semences narratives, prêtes à éclore en vidéos, en podcasts, en bandes dessinées interactives. Elles sont la matière première d’un imaginaire citoyen, d’un futur désirable, nourri par la voix du peuple et l’ancrage du territoire.

Mais il faut aller plus loin. Il faut mettre en scène le peuple comme passeur d’avenir, non comme spectateur du progrès, mais comme auteur. Organiser des concours de récits : “Comment ma rue pourrait devenir intelligente sans perdre son âme ?” Et laisser les enfants, les mères, les artisans, les poètes répondre — non en langage binaire, mais en langage du cœur.Car c’est là que réside la vraie transition. Non dans les capteurs ou les plateformes, mais dans la mémoire qui devient vision, dans la culture qui devient futur. Le storytelling, ici, n’humanise pas seulement la technologie, ill’enracine, il lui donne visage, voix, espérance. Il crée une mémoire collective tournée vers l’avenir, non pas en effaçant le passé, mais en l’intégrant comme socle.

Casablanca a cette carte puissante à jouer. Elle possède la parole, la poésie, le chaos fécond, le verbe populaire, la densité du vécu. Si elle mobilise sa culture orale, si elle lie son héritage de narration à son bouillonnement technologique, elle peut devenir bien plus qu’un smart hub : un archétype afro-méditerranéen de la ville intelligible, sensible, racontée.
1 Adam Greenfield: Against the Smart City, 2013.

Par Abderrazak HAMZAOUI
Email : hamzaoui@hama-co.net
www.hama-co.net 


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