Autoritarisme, globalisation et société civile dans le monde arabe


Par Hassan FAOUZI *
Vendredi 4 Mars 2011

Il n'existe pas de raison de penser que les transitions démocratiques dans le monde arabe sont impensables ou impossibles. En revanche, tout le monde doutait qu'elles soient proches d'arriver : rien n'indique, en effet, que les gouvernants autoritaires envisagent de céder le pouvoir. Bien au contraire, ils semblent si soucieux de le conserver que l'on peut envisager les politiques de libéralisation plutôt comme une restructuration de l'autoritarisme que comme la première étape d'une transition vers la démocratie (Martinez, 2005).
Le présent article montre les limites de la démocratisation par la société civile qui n'a pas les moyens de s'imposer aux gouvernants. En fait, les politiques de démocratisation n'ont pas pour but de conduire à la démocratie mais de satisfaire l'opinion internationale (notamment les bailleurs de fonds) et d'accroître la stabilité du régime. Toutefois, ces politiques placent les dirigeants autoritaires devant un dilemme : soit réprimer les activistes de la société civile quand ils vont trop loin, mais perdre les bénéfices de la libéralisation ; soit laisser faire les activistes et donner l'impression que le régime accepte de transiger, ce qui favorisera la multiplication des dépassements (Ferrié, 2003).
Dans un ouvrage publié en 1988, l'anthropologue américain, David Kertzer, développe la notion de « solidarité sans consensus ». Par ce terme, il entend que les membres d'une société reconnaissent les mêmes références et les mêmes symboles, mais les interprètent différemment. La solidarité sans consensus s'exprime de manière privilégiée dans le domaine de la vie politique où les symboles de la démocratie peuvent être utilisés pour soutenir des positions radicalement différentes. D'une manière générale, la solidarité sans consensus est envisagée par Kertzer pour rendre compte de certains mécanismes de la démocratie (Ferrié, 2003).
Mais la solidarité sans consensus peut aussi, à l'inverse, favoriser la démocratisation (relative) des régimes autoritaires (Ferrié, 2003), ceux-ci étant, jusqu'à un certain point, contraints par les politiques de libéralisation qu'ils entreprennent (Ferrié, 2003). Dans ce contexte, la solidarité sans consensus favorise la globalisation des normes en mêmes temps qu'elle en bénéficie.  
Le développement de la «société civile» dans des sociétés dominées par des régimes autoritaires présente, ainsi, un cas de figure fort intéressant. Par société civile, on entend alors une action civique conduite conformément à des standards internationaux, privilégiant le respect des droits de l'Homme (droits économiques et sociaux compris), de la good governance et favorisant l'engagement des citoyens dans des tâches non politisées orientées vers le bien commun. De ce point de vue, le fait que les ONG œuvrant conformément à ces critères et dans ces domaines soient financées par des institutions internationales (l'UNESCO, le PNUD, …) ou régionales (l'Union européenne, …) ou bénéficient des politiques publiques des pays développés (les crédits de coopération, …), montre bien la connexion entre le développement du secteur civil et la diffusion de normes transnationales au départ des pays développés. Ceci ne signifie pas que les acteurs locaux ne tentent pas de se réapproprier ces normes, ni qu'elles soient illégitimes en raison de leur provenance ; ceci indique seulement qu'elles s'inscrivent dans la dynamique même de la mondialisation. (Ferrié, 2003).
La globalisation et la mondialisation sont souvent traitées comme des formes de domination. Sans entrer dans ce débat, on se bornera à remarquer qu'il se fonde sur deux idées fausses :
1) l'idée selon laquelle toute norme importée met en place une forme de domination : cette idée est autodestructrice, puisqu'elle implique que le refus de la domination ressort également de la domination ;
2) l'idée selon laquelle une norme est bonne ou mauvaise en fonction de son origine ou de la nature des acteurs qui la promeuvent. Ainsi, ce n'est pas parce que les Américains (dominants entre les dominants dans un monde unipolaire) promeuvent la démocratie que la démocratie est mauvaise ; ce qui est condamnable, c'est la prétention à imposer la démocratie en violant le droit ; mais, précisément, ce sont les principes mêmes qui sont au cœur de «l'entendement démocratique» qui permettent de condamner l'établissement d'un régime politique -fut-il démocratique- par la force. Au contraire, la globalisation et la mondialisation ne sont pas davantage, en tant que telles, facteurs de démocratie et de bien-être. L'importation de normes «démocratiques» peut, on l'a dit, être violente et contraire au droit. A ceci s'ajoute le fait que les promoteurs de la démocratie et les partisans de la mondialisation ne sont pas toujours des démocrates sincères (Ferrié, 2003).
Cette absence de sincérité renforce l'idée de domination. Mais il convient, cependant, de ne pas oublier la déjà ancienne mise en garde de Gellner (1967) : « … la plupart des gouvernements contemporains se proclameront démocratiques, et rares seront à vrai dire ceux qui déclareront ouvertement ne pas l'être. Le fait qu'ils ne pratiquent nullement ce qu'ils proclament est en lui-même significatif, mais le fait également qu'ils doivent clamer ce qu'ils proclament l'est aussi ».
Cette obligation de proclamer la « démocratie » - c'est à dire la liberté du marché et, co-extensivement, la liberté d'expression des préférences politiques- est soutenue positivement par des programmes des organisations internationales et régionales ou nationales (Gillepsie et Young, 2002; Denœux, 2003) et négativement par des systèmes de sanctions relevant de la conditionnalité politique. Elle est aussi appuyée localement par la crainte des gouvernants de voir se développer des revendications politiques proposant et soutenant une réelle alternative au régime. L'offre de démocratie sert, d'abord, à entraîner l'opposition dans un « jeu de consensus » bénéfique aux gouvernants. Il ressort de cela que les gouvernants ont, pour le moins, intérêt à ce que les politiques de « démocratisation » qu'ils promeuvent soient suffisamment crédibles pour atteindre les buts qu'ils se donnent. Cependant, ce jeu lui-même impose aux gouvernants de donner plus que la simple apparence mais un minimum de contreparties aux acteurs qu'ils espèrent convaincre de jouer avec eux; c'est ainsi que la politique de libéralisation de l'espace public implique d'admettre, jusqu'à un certain point du moins, la publication des critiques et des griefs, sinon l'apparence libérale que les gouvernants autoritaires entendent donner et dont ils espèrent tirer partie n'est tout simplement pas produite (Ferrié, 2003). Ce que je veux soutenir à présent, c'est que, ce faisant, ils courent le risque de subir les conséquences normatives des choix stratégiques qu'ils font. De ce point de vue, la globalisation et la société civile s'avèrent favoriser paradoxalement des dynamiques libérales alors que, directement, ni l'une ni l'autre ne sont directement des vecteurs de démocratisation.
Par exemple au Maroc et en Egypte, beaucoup de militants des droits de l'homme, de la démocratisation et de la société civile sont issus des mouvements estudiantins et, plus particulièrement, des mouvements gauchistes. Des les années quatre-vingt, ces activistes ont choisi d'abandonner la lutte politique, à la fois parce que les thèmes qu'ils défendaient ne rencontraient plus d'échos et parce que le régime qu'ils combattaient était parvenu à imposer si lourdement sa primatie qu'il ne servait à rien d'espérer encore le combattre frontalement (Ferrié, 2003).
Parce que l'activité politique nécessite un espace. Il y a des personnes qui voient l'activité politique comme un crime, donc tous ceux qui y travaillent sont des criminels et sont passibles d'emprisonnement à tout moment. Quant aux partis politiques, ils ont adopté la position d'être représentés au gouvernement mais pas de participer à la vie politique. Par conséquent, la seule possibilité pour participer à la vie politique ce sont les syndicats puis les ONG. La multitude des partis ne reflète aucune démocratie mais c'est un message pour l'étranger.
Le militantisme « civil » conserve une orientation oppositionnelle, entre la fin des années quatre-vingt et le début des années quatre-vingt-dix. Le thème des droits de l'Homme est alors utilisé comme une référence quasi idéologique. C'est ainsi que cette organisation mènera de nombreuses enquêtes sur les atteintes aux libertés politiques, les arrestations arbitraires et la pratique de la torture, qui donneront lieu à autant de rapports. Toutefois, pour indéniablement oppositionnelle qu'elle soit, cette activité n'est pas concurrentielle. Les militants des droits de l'Homme dénoncent des pratiques mais ne prétendent pas combattre le régime. Cet aspect politique de l'activisme va, de plus, s'atténuer, au fur et à mesure que les militants se spécialisent sur leur objet (Ferrié, 2003).
Cette ouverture sur un plus large public comme sur des standards dépolitisés, puisque centrés sur le respect des droits et non plus sur les causes de leur irrespect -en gros, il ne s'agit pas de stigmatiser les régimes autoritaires mais de leur demander de respecter leur propre droit-, favorise une nette atténuation de l'aspect militant de ces ONG et l'entraîne vers une forme d'activité collaborative avec les gouvernants, puisqu'il s'agit désormais de les amener à respecter leur propre droit et leurs principes proclamés. Il est ainsi notable que l'orientation de ces organisations des droits de l'Homme sur la défense de ceux-ci induit une forte sectorisation de son activité (le respect des droits et non la critique du régime) en même temps que son relatif décadrage de la scène nationale (il ne s'agit plus de « démocratiser » le monde arabe mais de l'aligner sur des standards internationaux), double mouvement qui limite de façon endogène sa capacité à mobiliser un vaste public et à peser d'une manière ou d'une autre sur les décisions politiques (Ferrié, 2003).
Si l'impact des ONG d'assistance dans le développement des pays arabes ne fait plus aucun doute, notamment parce qu'elles ont réussi à prendre le relais d'Etats défaillants sur le terrain social, il en est tout autrement pour les ONG militantes, qui peinent à émerger et à favoriser le processus de démocratisation des sociétés arabes. Pour expliquer cet échec. Guilain Denoeux estime que les ONG arabes ne peuvent pas à elles seules assurer la démocratisation de l'ensemble du système politique et social. C'est pourquoi, il approuve la stratégie du bailleur de fonds américain USAID, qui favorise l'offre démocratique des régimes arabes en finançant la réforme démocratique des institutions étatiques. D'autres auteurs développent une analyse beaucoup plus pessimiste. Selon eux, les relations hiérarchiques et autoritaires du système social, éducatif, familial et politique ne permettent pas l'apparition d'une société civile démocratique dotée de vertus " démocratisantes ". De plus, les pouvoirs publics arabes sont tiraillés entre leurs discours affichés, favorables aux expressions de la société civile, et leurs modes de fonctionnement peu ouverts à une participation politique des citoyens. L'attitude des gouvernements arabes envers ces nouveaux acteurs oscille entre le refus, l'instrumentalisation, et parfois la liberté surveillée. Compte tenu des spécificités du monde arabe, Ben Néfissa (2004) conclut qu'il est préférable de favoriser une démocratisation par " le haut " plutôt que par " le bas". Ainsi, la stratégie à adopter pour renforcer la bonne gouvernance et la démocratisation du monde arabe serait différente de celle que promeuvent les acteurs du système d'aide internationale en favorisant le développement de la société civile et de la gouvernance locale.
Il est urgent pour tous les régimes arabes, sans exception, d'amorcer des réformes institutionnelles profondes avant qu'il ne soit trop tard. Ces régimes doivent comprendre que le crépuscule des dictatures a sonné.

* Docteur en géographie,
environnement, aménagement
de l'espace et paysages
Université Nancy 2, France



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