Au Pakistan, le delta de l'Indus se vide, dévoré par le sel


Libé
Lundi 11 Août 2025

Une dernière fois, Habibullah Khatti visite la tombe de sa mère. Avant de quitter son village d'un pas lourd qui fait craquer la croûte de sel recouvrant désormais un lieu jadis fertile: le delta de l'Indus au Pakistan.

A une quinzaine de kilomètres de son îlot d'Abdullah Mirbahar, le fleuve mythique de l'Asie du Sud se jette dans la mer d'Oman. Avant, ici, on pêchait et on cultivait à foison.
Mais aujourd'hui, ce lacis de cours d'eau naturels qui sillonne les paysages indo-pakistanais sur plus de 3.000 kilomètres se tarit entre érosion côtière et salinisation.

"L'eau salée nous encercle désormais de tous les côtés", se lamente M. Khatti, ancien pêcheur forcé de se reconvertir dans la couture.
A 54 ans, il a connu l'époque où la pêche faisait vivre les 150 foyers du village. Mais depuis les années 1950, tout a changé dans le delta.

En amont, barrages, systèmes d'irrigation et effets du changement climatique ont réduit le débit d'eau de 80%, rapportait en 2018 le US-Pakistan Center for Advanced Studies in Water.

Donc en aval, la mer --et surtout son sel-- a pu de plus en plus facilement s'infiltrer. Depuis 1990, la salinité de l'eau de l'Indus a augmenté de plus de 70%, rendant les terres stériles et attaquant la biodiversité, notamment les populations de crevettes et de crabes.

Aujourd'hui, seules quatre familles sont encore là. Et celle de M. Khatti s'apprête à s'installer à Karachi, la capitale économique à 150 km de là.
"C'est terrifiant. Le soir, le silence est oppressant", raconte M. Khatti au milieu des chiens errants qui hantent les cabanes traditionnelles en bambou à l'abandon.

En 20 ans, plus de 1,2 million d'habitants ont dû se résoudre à quitter le delta de l'Indus, selon le Jinnah Institute, think-tank d'une ex-ministre du Changement climatique d'Islamabad.

"Le delta est à la fois en train de s'enfoncer et de s'assécher", prévient Muhammad Ali Anjum, du Fonds mondial pour la nature (WWF).
Déjà une quarantaine de hameaux du district de Kharo Chan ont sombré --la population y a fondu de 26.000 à 11.000 habitants entre 1981 et 2023.

L'Indus prend sa source au Tibet, traverse le Cachemire, puis tout le Pakistan, irriguant avec ses affluents environ 80% des terres agricoles du pays.
Son delta, formé par les riches sédiments déposés par le fleuve à son embouchure, regorgeait avant de mangroves.
Mais plus de 16% des terres fertiles sont devenues stériles lorsque l'eau de mer a commencé à se déverser dans le fleuve, rapportait le gouvernement en 2019.

Pire encore, dans la ville de Keti Bandar, pourtant au coeur du delta, l'eau potable doit être transportée par bateau puis à dos d'âne sur des kilomètres alors qu'une couche blanche de cristaux de sel recouvre désormais le sol.

"Qui abandonne volontairement sa terre natale? Il faut vraiment être au pied du mur", lance Haji Karam Jat qui a dû reconstruire une maison en bois à l'intérieur des terres après que la sienne a été engloutie par la montée des eaux.

Selon le Pakistan Fisherfolk Forum, qui défend les communautés de pêcheurs, des dizaines de milliers de Pakistanais ont déjà quitté les zones côtières à cause de la salinisation du delta.

"Nous n'avons pas seulement perdu nos terres, nous avons perdu notre culture", regrette l'une de ses membres, la militante Fatima Majeed, dont le grand-père a émigré de Kharo Chan vers la banlieue de Karachi.

Le gouvernement provincial du Sindh a lancé un projet de restauration des mangroves --une barrière naturelle contre l'eau salée qui remonte--, mais peine à endiguer constructions anarchiques et accaparement des terres.

Les colons britanniques ont été les premiers à modifier le cours de l'Indus en construisant canaux et barrages, suivis ces dernières années par des dizaines de projets hydroélectriques.

De nouvelles menaces sont sorties des eaux cette année: l'armée a voulu creuser des canaux d'irrigation dans le Pendjab en amont --avant de reculer face à des manifestations d'agriculteurs du Sindh, là où le fleuve et la mer se rencontrent. Un épisode qui a une nouvelle fois mis en lumière la compétition entre provinces pour l'eau.
Et fin avril, l'Inde a annoncé révoquer unilatéralement le traité de 1960 qui régit le partage des eaux de l'Indus entre les deux voisins ennemis.

Plus que jamais, dans le delta, la guerre de l'eau fait rage.


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