Armée américaine et insurgés du Capitole


Libé
Vendredi 5 Mars 2021

Armée américaine et insurgés du Capitole
Les révélations selon lesquelles l’insurrection au Capitole américain aurait compté dans ses rangs d’anciens et actuels membres des forces armées américaines suscitent l’inquiétude. Militaire pendant 35 ans et commandant retraité du Corps des Marines des Etats-Unis, je considère cependant que les événements du 6 janvier étaient prévisibles, et qu’ils constituent le point culminant d’une déconnexion croissante entre l’armée américaine et la société civile.

Cette fracture présente de profondes racines historiques. Lorsque les Etats-Unis sortent vainqueurs de la Deuxième Guerre mondiale, un certain nombre d’objectifs stratégiques clairs ont été atteints. Qu’ils portent ou non un uniforme, les Américains ont choisi de « tout donner » pour cette lutte, prêts à faire tous les sacrifices nécessaires pour vaincre les puissances de l’axe ennemi. Lorsque la guerre prend fin, les hommes et femmes de l’armée américaine rentrent au pays avec la fierté du devoir accompli, dans l’unité, et avec la volonté d’aller désormais de l’avant.

Une fois rentrés, de nombreux anciens combattants rejoignent des organisations telles que la Veterans of Foreign Wars et l’American Legion, où ils retrouvent d’anciens militaires au même état d’esprit, qui ont servi leur pays, souffert, et qui se sont sacrifiés ensemble. Les emplois abondent à l’époque, et les Américains peuvent être fiers de leur pays et de leur armée. De la même manière, lorsque la guerre de Corée survient moins de dix ans plus tard, et même si l’Amérique n’a pas choisi de «tout donner » dans ce conflit, le pays poursuit des objectifsstratégiques clairement déterminés. Comme à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, les militaires américains hommes et femmes ont fait un travail remarquable, et rentrent au pays avec la gratitude de leurs compatriotes. Maissurvient ensuite la guerre duVietnam, durant laquelle la plupart des Américains ne comprennent cette fois pasréellement dans quel but leur pays combat. Lorsque le conflit s’achève sur un dénouement désastreux en avril 1975, il n’y a pas de victoire à célébrer (et ce ne sont certainement pas des feux d’artifice qui s’envolent du toit de l’ambassade américaine de Saïgon). Contrairement à leurs aînés des générations précédentes, ceux qui ont combattu au Vietnam ne sont à leur retour pas honorés pour leur travail et leurs sacrifices. Evolution importante, le rejet de la guerre par l’opinion publique conduira à la fin du service militaire obligatoire aux Etats-Unis, ce qui transformera profondément la relation entre l’armée et la population américaine. Dès lors, la fracture créée par le passage à un engagement dans l’armée exclusivement volontaire ne cessera de croître. Après la guerre du Vietnam, la prochaine guerre majeure de l’Amérique sera l’opération Tempête du désert, en 1990. A nouveau, un certain nombre d’objectifs stratégiques clairs sont remarquablement remplis, et les hommes etfemmes de l’armée retrouvent un pays fier d’eux – qui s’apprête à devenir la seule superpuissance mondiale restante, avec l’effondrement de l’URSS l’année suivante.

Seulement voilà, à la fin de la guerre du Golfe, la mondialisation et le changement technologique ont déjà commencé à refaçonner la société américaine. Les industries anciennes déclinent, et de nombreux emplois manufacturiers disparaissent. Bien que l’immigration n’exerce alors qu’un impact minime sur le tableau économique global, elle devient un sujet politique sensible pour ceux qui se retrouvent sans emploi. Dans le même temps, un nouvel ensemble de problématiques de justice sociale commence à gagner en dynamique au cours de cette période. Microcosme de l’Amérique, l’armée américaine n’échappe alors pas à ces dynamiques politiques. C’est dans ce contexte politique, social et économique que l’Amérique se lance danssa «Long War». A l’instar de la guerre du Vietnam, la « guerre contre la terreur » manque d’objectifs stratégiques clairs, et perdra au fil du tempsle soutien du public. Nombre de ceux qui combattent adhéreront alors au refrain discutable selon lequel, pendant que les soldatsfont la guerre, l’Amérique fait ses courses chez Walmart. Après avoir fourni bien des efforts en Irak ou en Afghanistan, les militaires américains, qui ont sacrifié plusieurs années de leur vie, retrouvent à leur retour un pays peu reconnaissant. Dans son livre de 1973 intitulé The American Way of War, l’historien Russell F. Weigley cite le général américain George C. Marshall, qui considère qu’« une démocratie ne peut se permettre une guerre de sept ans », dans la mesure où tout conflit prolongé finit nécessairement par perdre le soutien de l’électorat. Plus une guerre s’éternise – en particulier lorsqu’elle devient transgénérationnelle – et plus la fracture s’élargit entre, d’un côté, les citoyens ordinaires, et de l’autre, les soldats, marins, pilotes et Marines qui servent leur pays.

La guerre contre la terreurl’illustre tout particulièrement, contribuant à mettre en lumière une agitation et un extrémisme qui ont fini par exploser au grand jour au Capitole. Se sentantrejetée, une petite minorité de membres actifs et retraités de l’armée a fini par considérer que quelque chose n’allait pas dans l’Amérique pour laquelle ces militaires ont combattu et se sont sacrifiés. Les deux élections présidentielles précédentes ont alimenté ce mécontentement, et persuadé certains qu’ils avaient le devoir de tenir tête à ceux qu’ils percevaient comme des« ennemis » intérieurs. Pendant ce temps, les dirigeants politiques exploitaient ces sentiments à leur propre avantage. La pandémie de Covid-19 a également contribué à ce cocktail explosif. Les emplois disparaissant – notamment au bas de la pyramide de distribution – il en est allé de même pour les interactions entre personnes. L’atomisation sociale s’accentuant, il est devenu plus difficile de faire l’expérience de la solidarité. La colère et l’ennui gagnant bien des esprits, certains se sont réfugiés dans des communautés en ligne aux idéologies extrémistes. L’élection présidentielle de 2020 a poussé cette situation jusqu’à l’ébullition. Un chef des armées au pouvoir cherchant ouvertement à invalider une élection libre et régulière au moyen de mensonges et d’intimidations, une petite minorité de ses partisans a répondu à l’appel en choisissant d’agir.

Les Américains peuvent toutefois garder espoir. Malgré la présence de quelques cas particuliers danssesrangs, l’armée américaine est indéfectiblement déterminée à soutenir et préserver la Constitution des Etats-Unis. Ceux qui parmi ses rangs nourrissent des opinions extrémistes seront identifiés et appréhendés comme il se doit. A l’avenir, les méthodes de recrutement seront par ailleurs renforcées de sorte que les extrémistes en soient exclus. Il incombera aux recruteurs d’observer non seulement l’activité des candidats sur les réseaux sociaux, mais également leurs tatouages et autres indicateurs potentiels de penchants extrémistes ou racistes. Les entretiens devront être plus pointus, et la formation des membres actifs plus poussée. Bien que la trajectoire troublante des relations entre l’armée et la société civile américaine crée un terrain propice à la radicalisation de certains membres, il est important de rappeler que les insurgés constituent une exception. L’armée des Etats-Unis défend la démocratie américaine depuis des siècles, et elle continuera de le faire, conformément à nos plus nobles traditions.

Par Charles C. Krulak
Général quatre étoiles à la retraite, ancien commandant du Corps des Marines des Etats-Unis et ancien président du Birmingham-Southern College.
 


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