Approche participative et identitaire : Plaidoyer pour un barrage sur le Gheris


Par Ben Mohamed Kostani
Mardi 6 Janvier 2009

Approche participative et identitaire : Plaidoyer pour un barrage sur le Gheris
« Nous avons créé à partir de l'eau toute chose vivante » : Le Coran
« (…) quelle que
soit la légitimité
de la démocratie
représentative
classique, nous jugeons nécessaire
de la conforter et la compléter
par la démocratie participative moderne. Nous pourrons ainsi mettre à contribution toutes les compétences et expertises nationales et régionales, et nous
prévaloir de la société civile agissante et des forces vives de la Nation, toutes
tendances et sensibilités confondues. »
Discours de SM le Roi Mohammed VI, à
l'occasion du huitième anniversaire
de l'accession du Souverain au Trône.
L'eau en langue française est au féminin, la terre aussi. En arabe si la terre est femelle, l'eau est au masculin fécondateur; en tamazight l'eau n'est ni au masculin ni au féminin, elle est au pluriel et son genre n'apparaît que comme sujet, prédicat ou complément. Ainsi l'eau en Timouzgha est toujours en mouvement et en processus. Mais comme Timouzgha est aussi au pluriel, seuls les Imazighne du désert et des oasis savent aimer l'eau comme un enfant-prince gâté. Les rites d'eau, Taghanja, Achour et mascarades, les prières de pluies, les magies blanches, les comptines, tout cela forme un registre inestimable non exploité encore.  Ainsi l'eau est le thème majeur et incontournable des oasiens.
J'ai choisi ce préambule pour bien situer mon approche.
Le choix politique des barrages qui a su sécuriser la société marocaine en lui fournissant l'eau, l'électricité et la mise en valeur des périmètres irrigués modernes, s'est avéré, malgré ses points faibles, une politique louable, mais à condition qu'elle sache dépasser ses lacunes, surtout dans sa dimension d'équité et qu'elle fasse en sorte que les couches démunies en profitent.
Les  habitants du Bassin de Gheris, montagnards et oasiens, sont unanimes quant à une construction d'un barrage sur l'oued Gheris, une construction qui d'abord endigue les crues qui dévastent les terrains cultivables, qui peut stocker l'eau pour les années maigres et lancer un début d'une dynamique sociale pour un développement humain durable.
Trois critères donc peuvent argumenter le lancement d'un tel projet :
- mettre fin au comportement farouche de l'oued;
- créer un lac artificiel qui emmagasine, distribue l'eau  au grand Tafilelt, des cimes blanches aux dunes, d'Izran à Islman;
- procurer des journées de travail et lancer le défi contre la pauvreté.
Ces trois critères émanent des trois droits essentiels: le droit à la sécurité et la vie, le droit à la santé et l'alimentation saine et suffisante et le droit à la dignité.
«  Pour nous les pauvres, commencer les travaux c'est déjà un gain, cela va nous procurer cinquante ou soixante dirhams quotidiennement; au lieu de l'errance et l'oisiveté, nous aurons quoi faire si simple soit-il; d'abord, combien notre bonheur est grand chaque fois qu'on nous demande de curer les canaux, même gratuitement parfois.. », nous a annonçé un étudiant oasien.
« Mais il faut se méfier de la politique Khoubzia et élargir les projets vers une reconnaissance de notre culture, et qu'on cesse de nous traiter comme une sous-culture, comme on fait dans les grands festivals, tel celui d'Imilchil, notre culture doit être prise comme conscience d'un peuple et non comme folklore», a déclaré un autre.
Les populations ont toujours su sauvegarder, gérer et valoriser la grande « ni3ma » qui est l'eau. Elles ont séculairement construit une culture riche et adéquate pour mettre en valeur leur patrimoine naturel. Mais des grands travaux, comme la construction des canaux, des routes et des barrages dépassent de loin leurs capacités, d'où la nécessité d'une intervention de l'Etat, chose qui n'est pas nouvelle, l'histoire nous rapporte  les travaux makhzaniens dans notre contrée (l'aqueduc de Moulay Hassan sur Magman, les pompes à eaux coloniales…)   
C'est dans cette perspective que la société civile du bled est mobilisée et cherche à appuyer ce dossier sereinement, dans un esprit de citoyenneté et de grande clairvoyance, surtout que le pays vient de prendre conscience des problèmes engendrés par la marginalisation et la pauvreté, les rapports internationaux et nationaux  sur les indicateurs du développement humain, la crise mondiale, et surtout dans son volet de sécurité alimentaire, ne laissent plus de chance au laisser-aller et à l’attentisme, et c'est dans ce sens qu’interviennent l'Initiative nationale pour le développement humain et le projet du Maroc Vert.
Certes, de grands projets comme ceux-ci nécessitent réflexion et études, non seulement techniques, mais aussi humaines, d'où la nécessité de débats qui feront participer toutes les forces vives, non seulement de notre contrée, mais de tous les décideurs sur le sujet ou les sujets similaires, afin de clarifier tous les détails qui émanent de la construction d'un tel ouvrage, avant les travaux, et pendant leur déroulement et l’impact du projet sur la population. Des exemples à méditer existent déjà, nationaux (le barrage sur Ziz) et internationaux (Portugal, Chine.) 
C'est dans ce sens que je plaide pour une approche participative qui sait écouter les populations qui sont, à mon avis, la solution et non le problème. Les aspects d'ordre culturel et identitaire ne sont pas marginaux dans de telles occasions, mais ils sont la pierre angulaire d'une construction adéquate des outils et mécanismes qui peuvent créer des idées et les mettre en application; le sens commun ici devient un laboratoire de réflexion qui pond des œufs d'or.
Les populations oasiennes savent la valeur du labeur, le minimum d'activités régénératrices de revenus les rend heureux et satisfaits…leurs coutumes de gestion des canaux, des droits d'eau, des ksours sont d'une richesse inestimable, et parfois le savoir académique doit faire des efforts pour suivre leurs théories. Pierre Bourdieu a constaté dans son monumental ouvrage “La misère du monde”  que les décideurs ont beaucoup de peine à écouter les couches pauvres et comprendre leurs souffrances, surtout avec l'obstacle bureaucratique, et si cela est vrai pour la France, combien le serait-il pour nous et nos « traditions» de dévalorisation mutuelle !
Le Maroc qui vit une dynamique sociale sans précédent doit non seulement agir au bénéfice de tous les citoyens, mais doit aussi savoir les écouter.  
Une ethnologie de grands projets et infrastructures peut nous faire comprendre comment passer des traditions à la modernité, de la Jmâa à l'association, des terres collectives aux coopératives, de Twiza à l'économie solidaire, sans blesser l'amour-propre et la fierté des populations jadis guerrières, paysannes ou religieuses.
Les dégâts des projets coloniaux, remplacement de la Jmâa démocratique et élue par « Ait lmagliss » nommée, le totalitarisme des caïds, la corruption, cela a engendré une société divisée et déboussolée. Les grandes manipulations des élections n'ont fait qu'engendrer une atmosphère de haine et de méfiance vis-à-vis des autorités et des gens entre eux et la méfiance devient  monnaie courante.
Entamer donc la construction du barrage n'est point une affaire techniciste ou politicienne mais une nécessité ontologique et une occasion pédagogique qui peut installer un climat de confiance généralisé et un sentiment d'espoir hélas presque perdu  à cause d'une stratégie révolue, basée par la division des sensibilités.
 Les discours du Roi sont unanimes sur l'importance de la démocratie participative, l'outil essentiel qui peut unifier les citoyens pour  un destin commun.
Cela dit, on peut lancer des idées pour un plan d'action adéquat et pertinent :
- l'examen des points forts et des points faibles de l'environnement naturel concerné;
- l'examen des points forts et des points faibles des populations concernées;
- Faire en sorte que le grand projet n’affecte pas les activités traditionnelles, le savoir-faire ancestral et l'écologie;
- lancer des projets pédagogiques de citoyenneté et de développement solidaire;
- Conjuguer les efforts de l'Etat et ceux de la société civile;
- impliquer l'université par la recherche-action.
- analyser les controverses;
- intégrer la culture de l'eau;
- discuter les problèmes d'envasement, salinité…
Ce n'est là qu'une esquisse d'un brainstorming individuel, et les vraies idées n'émanent que dans un débat sérieux, méthodologique et responsable.
En guise de conclusion, je veux citer et exploiter un refrain de chez nous que récitaient les populations dans leurs rites pour implorer leur saint et obtenir la pluie en périodes de sécheresse.
« A Sidi Oussouffi, rzmaghd iwaman    Anzal, nouzoum, ntoub iRrbi »
O saint Sidi Oussouffi, laisse l'eau couler
On priera, on jeûnera et on se repentira devant le  Grand Dieu”.
Certes, tout le monde sait que le saint ne détient point les réserves d'eau, propriété divine exclusive, mais intuitivement, on sait que les sociétés évoluent et continuent à vivre et prospérer par l'existence des saints, mot qui désigne ici tous les sages qui agissent pour le bien de leurs semblables.
Et si ces saints agissent et laissent couler l'eau, la misère diminue et tous les maux qui en découlent. Le deuxième vers du refrain connote les conduites saines  et louables qui reviennent comme résultat du retour de l'eau.  
Petite bibliographie sélective :
- Jacques Berque, Structures sociales du Haut Atlas, Paris, PUF, 1955
- Paul Pascon:  La question hydraulique. : Petite et moyenne hydraulique au Maroc, Rabat, 1984
- Bernard Juillerat: Les enfants du sang, société, reproduction et imaginaire en Nouvelle Guinée. Maison des Sciences de l'Homme. Paris, 1986.
- Nathalie Blanc et Sophie Bonin: Grands barrages et habitants- les grands risques sociaux du développement. Maison des Sciences de l'Homme, Paris, 2008.
- Sophia Bento: La difficile existence du barrage d'Alquiva : une ethnographie des démonstrations sociotechniques, Thèse inédite. 2006.
- Ben Mohamed Kostani (coordinateur): Colloque, développement durable en milieu rural et dans les oasis, FLSH Meknès, 2006.

Enseignant chercheur, FLSH, Meknès


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