Anne Giudicelli : La déradicalisation ne peut pas être gérée de la même façon dans un pays musulman comme le Maroc et en France


Entretien réalisé à Paris par Youssef Lahlali
Jeudi 10 Janvier 2019

Spécialiste du monde arabe et musulman, Anne Giudicelli a été chargée de mission au ministère français des Affaires étrangères avant de créer sa structure de conseil, centrée sur les phénomènes de violence et du terrorisme international, Terrorisc. Sa connaissance de la langue arabe et sa longue pratique du
décryptage des messages émanant des organisations terroristes internationales, ainsi que son travail
sur le terrain en font une observatrice privilégiée de l’évolution de cette menace.
Dans cet entretien accordé à Libé, elle nous livre son point de vue de spécialiste  sur la situation
des menaces terroristes en France et au Maroc.


Libé: Le Maroc, un des pays ayant le plus de ressortissants engagés avec l’organisation terroriste autoproclamée «État islamique», chiffre estimé à plus de 1.600, est menacé par le retour au pays de 650 d’entre eux, selon des rapports du renseignement européen. Ne croyez-vous pas qu’une coopération internationale s’impose  pour régler ce phénomène qui impacte plusieurs pays dans le monde comme vous l’avez dit?
Anne Giudicelli :  Est-ce qu' ils vont tous revenir dans leur pays d’origine ? Ce n’est pas établi. Il y a eu une estimation après la chute de Raqqa  et de  Moussoul, mais le chiffre est moins important par rapport à celui donné  au départ. Ils sont moins nombreux à  retourner dans leur pays d’origine  par rapport à ce qu’on pensait. Certains individus reviennent,  mais ils ne sont pas identifiés comme étant partis dans les zones de guerre. Soit ils sont restés sur zone, soit ils sont morts, ils se sont déplacés  vers d’autres zones,  mais ils ne sont pas  retournés dans leur pays d’origine.

Certains spécialistes du terrorisme alertent sur la nécessité de faire attention aux menaces qui viennent de l’intérieur, ce que Emmanuel Macron appelle la menace endogène (générée de l'intérieur). Alors que beaucoup d'experts nous parlent des revenants, il apparaît maintenant que la véritable grande menace se construit à l'intérieur de chaque pays. Qu’en pensez-vous?
Pour la menace endogène, Emmanuel Macron n'est pas le premier à le dire, c’est une réalité qui existe depuis plusieurs années. Elle  s’est amplifiée  dans l’espace européen et donc en France, qui  a interdit les départs. Cela multiplie les risques d’avoir des attentats sur son propre sol, dans la mesure où on n'a pas la possibilité de voyager. Quand on  agit sur son propre sol et qu’on connaît bien l’environnement, on peut réagir en termes d’organisation d’une manière relativement  simple. On n’a pas besoin de moyens particulièrement sophistiqués pour mener une action qui aura un impact national.

Après la défaite militaire de Daech et 3 ans après l’attaque de Paris, la France et l’Europe sont-elles  toujours  sous la menace des djihadistes de cette organisation ?
Après cette défaite, beaucoup d’individus se  sont déployés sur d’autres  territoires en Afrique, particulièrement en Libye, en Asie, notamment en Afghanistan et en Asie du Sud-est. De petites organisations qui ont fait allégeance à Daech  avant ou après sa défaite se reconstituent et / ou se renforcent.
De plus,  dans l’espace européen des actions de type isolé s’inspirent de cette idéologie, d’où la nécessité de prendre en main le dossier de la prévention et pas  seulement de la répression qui tout est aussi nécessaire. Les investigations ont avancé depuis 2015 après les attentats de Paris. Un  travail de fond doit être fait. C'est un  travail de longue haleine pour rendre cette idéologie moins attractive pour beaucoup de nos ressortissants, surtout en Europe.

En France on parle beaucoup de déradicalisation. Mais  comment rendre le djihad moins attractif chez certains jeunes  en France ?
La déradicalisation ne peut pas être gérée de la même façon dans un pays musulman comme le Maroc et en France qui est un pays laïque, qui n’a pas une approche religieuse de ces questions-là.
Le Maroc et les autres pays de culture musulmane travaillent sur ce qu’on appelle les déviants qui ont mal interprété l’islam; c’est un travail qui se fait au niveau religieux. En France, on n’utilise pas ce levier-là. Pour le moment,  on utilise une approche expérimentale sur cette problématique   et il n’y a pas de modèle en ce qui concerne l’Europe. Il n’y a pas de modèle qui a réussi et qu’on peut suivre sur  le continent dans ce domaine et  qu'on pourrait généraliser  comme une pratique à mettre en œuvre,  mais il y a beaucoup d’expériences.

Quelle collaboration entretient  la France  avec d’autres pays de la région,  tel que le Maroc, pour faire face à la menace terroriste?
Cette coopération entre les deux Etats et  les pays de la région sert à traquer des individus,  à confirmer leurs identités et à alerter sur d’éventuels mouvements suspects. Il y a aussi une coopération par rapport à certains individus binationaux et tri-nationaux.  Mais qui gère certains cas comme un Franco-Marocain, par exemple? Est-ce la France ou le Maroc ? Des arbitrages dans ce domaine se font soit  pour des raisons sécuritaires ou politiques  souvent liés à l’ancrage de l’individu,  soit au Maroc ou en France, à moins que le Maroc le demande. C’est une vraie question concernant la gestion des binationaux.


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