Du récit à l’action La mise en œuvre stratégique des guerres cognitives


Abderrazak Hamzaoui
Jeudi 18 Septembre 2025

Du récit à l’action La mise en œuvre stratégique des guerres cognitives
Les guerres cognitives tracent les lignes de force de l’influence, mais c’est dans l’art de leur déploiement où s’accomplit leur véritable puissance. L’intention ne prend chair qu’à travers une mise en œuvre rigoureuse, où la pensée se mue en action. Cette opérationnalisation s’appuie sur des infrastructures technologiques qui forment le socle invisible de la bataille, sur des relais d’influence qui incarnent la voix des récits dans l’espace public, et sur des mécanismes d’amplification capables de propulser une idée au rang de certitude partagée. Ainsi, la stratégie quitte le domaine de l’abstraction pour se transformer en mouvement collectif, une onde qui traverse les réseaux, les esprits et les imaginaires, jusqu’à modeler la perception commune et orienter les choix d’une société entière.
 
Les centres de pilotage : véritables états-majors invisibles qui règlent la cadence des récits et orientent les perceptions collectives.
 
La guerre cognitive se déploie comme une mécanique silencieuse, disciplinée, bâtie autour de centres de pilotage où l’information circule, se condense et se reconfigure. Ces lieux, à la fois visibles et insaisissables, fonctionnent comme des tours de contrôle de l’imaginaire, véritables états-majors invisibles qui règlent la cadence des récits et orientent les perceptions collectives. Là, le renseignement se mêle à l’analyse comportementale, et la donnée brute se transforme en récit porteur de sens. Chaque émotion devient vecteur, chaque symbole se fait arme, chaque discours agit comme une onde capable de remodeler les certitudes. Psychologues, stratèges en communication et maîtres de la cybersécurité s’y rencontrent, tissant une toile vivante qui ajuste les campagnes avec la précision d’un organisme doté de mille yeux.

Manuel Castells l’a montré dans sa théorie de la « société en réseaux » (1996-1998) : la centralité ne se mesure plus par la géographie mais par l’information. Celui qui maîtrise le nœud stratégique d’un réseau agit comme un oracle moderne : il détient le pouvoir de redistribuer le sens, d’infléchir les flux cognitifs et d’orienter les horizons de pensée. Dans ces sanctuaires de la stratégie, l’avenir se prépare par le contrôle de l’invisible, et le champ de bataille se déplace du sol vers les profondeurs de l’esprit.
 
L’infrastructure numérique : charpente souterraine de l’espace mental contemporain.
 
L’infrastructure technologique se présente comme une cathédrale invisible, faite non de pierre mais de flux, de câbles, de fibres et de signaux. Elle constitue la charpente souterraine de l’espace mental contemporain. Dans ce monde où les murs sont faits de données et les routes de connexions, les plateformes numériques deviennent des places publiques globales, ouvertes à la multitude et pourtant gouvernées par des algorithmes silencieux. Chaque clic inscrit une empreinte, chaque recherche laisse une trace, chaque partage façonne une cartographie de désirs et de croyances. L’infrastructure ne se contente pas d’héberger l’information : elle l’organise, la hiérarchise, la colore, orientant ainsi subtilement l’attention collective. Ce tissu numérique agit comme un système nerveux planétaire, reliant les individus en un vaste organisme où circulent émotions, récits et images. A travers lui, l’intention stratégique se faufile comme un courant électrique dans une immense matrice, prête à déclencher une onde qui traverse simultanément des millions de consciences. 
La mise en œuvre des stratégies cognitives repose aussi sur des relais humains et institutionnels.
 
Les relais médiatiques choisissent ce qui mérite d’être mis en avant
 
Les médias traditionnels – télévision, radio, presse – se dressent comme des piliers de l’autorité symbolique, irradiant une puissance qui dépasse la simple transmission d’informations. Leur légitimité sociale agit comme une couronne invisible, leur offrant le privilège de dessiner les contours de l’opinion collective. Pierre Bourdieu, dans Sur la télévision (1996), révèle que ces canaux ne se limitent pas à diffuser des faits, mais orchestrent un véritable art du cadrage narratif : ils choisissent ce qui mérite d’être mis en avant, hiérarchisent l’importance des événements et tracent les lignes de force qui guident le regard des foules. En amplifiant certains récits et en laissant d’autres dans l’ombre, ils sculptent silencieusement le champ des représentations sociales. Leur rôle devient celui d’un architecte invisible, orientant les sensibilités et modelant la mémoire collective, comme si chaque mot, chaque image, chaque silence ouvrait une porte vers un monde possible et fermait l’accès à d’autres horizons.
 
Les Relais d’influenceurs, nouveaux passeurs de sens
 
A côté des médias traditionnels s’élève la figure des influenceurs numériques, devenus les nouveaux passeurs de sens. Leur force réside dans cette proximité émotionnelle qu’ils cultivent avec leurs communautés, une intimité qui transforme chaque message en confidence et chaque image en promesse partagée. Là où l’institution se dresse avec ses règles et ses distances, eux s’avancent avec un visage familier et une voix qui rassure. Leur pouvoir tient à cette incarnation du récit, une chair offerte aux mots, une vie donnée aux symboles. Le récit prend alors l’apparence d’un miroir où chacun croit se reconnaître, porté par l’authenticité affichée qui agit comme une clé d’accès aux imaginaires collectifs. Dans l’ère de la modernité liquide, l’autorité stable s’efface pour laisser place à ces figures mouvantes, éphémères comme les vagues mais capables de soulever des marées. Leur influence s’inscrit dans le flux, dans la vibration immédiate, dans ce fragile mais puissant lien d’identification qui redessine la carte des convictions et oriente le désir des foules.
 
L’amplification virale, une puissance qui dépasse son simple contenu
 
Le dernier levier opérationnel s’incarne dans l’amplification virale. Une idée, une émotion ou une image, lorsqu’elles s’élancent dans le flux numérique, se chargent d’une puissance qui dépasse leur simple contenu. Elles deviennent semblables à des graines projetées dans le vent : isolées, elles paraissent fragiles, mais lorsqu’elles se répètent et s’agrègent, elles se transforment en forêts de perceptions. La viralité s’impose ainsi comme un rituel moderne où les mythes ne s’écrivent plus sur des tablettes de pierre, mais sur l’éphémère des écrans lumineux. Elle naît rarement du hasard ; elle s’orchestre à travers des armées invisibles de comptes automatisés, des campagnes réglées comme des batailles et la mécanique discrète des algorithmes qui amplifient, accélèrent et propulsent ce qui touche les cordes sensibles de l’esprit humain.

Malcolm Gladwell, dans The Tipping Point (2000), révèle la clé de ce phénomène : les grandes bascules sociales ne suivent pas un chemin linéaire, elles surgissent par bonds, lorsque la répétition crée un seuil critique et transforme l’élan d’une minorité ardente en la masse silencieuse qui finit par suivre. L’amplification virale devient alors l’équivalent numérique des légendes d’autrefois : un feu qui se propage de bouche en bouche, de regard en regard, jusqu’à embraser l’imaginaire collectif. Elle agit comme une alchimie moderne : l’étincelle d’un récit devient torrent, l’onde d’une émotion devient marée, et soudain l’opinion bascule, comme si le monde se souvenait en un instant de ce qu’il ignorait encore la veille.

La mise en œuvre des guerres cognitives se dresse comme une architecture invisible, une cathédrale de flux où chaque pierre n’est pas de matière mais de symboles, de récits et de données. Les centres de pilotage, tels des oracles modernes, tracent les cartes de l’avenir et décident des lignes narratives qui guideront les consciences. Les infrastructures numériques, semblables à des fleuves souterrains, irriguent nos vies de signaux continus, transformant chaque instant en vecteur d’influence. Les relais d’influence, qu’ils soient médias ou figures incarnées, deviennent les prêtres d’une liturgie nouvelle, capables d’insuffler admiration, peur ou désir dans le corps social. Et les mécanismes viraux, semblables à des tempêtes, emportent les récits au-delà de toute frontière, jusqu’à ce que chaque esprit en porte l’empreinte.

Ainsi se façonne un organisme planétaire où la technique se mêle au sacré, où la puissance se déploie non plus sur les terres visibles mais dans les profondeurs de l’imaginaire. Ce système n’impose pas seulement des idées : il engendre des mondes, il modèle les rêves, il déplace les frontières du pensable. L’espace mental devient le champ de bataille silencieux où se joue la destinée collective. Demain, les sociétés ne seront pas conquises par des armées, mais par des mythes qui auront su s’imposer comme évidence.

Par Abderrazak Hamzaoui 
Email : hamzaoui@hama-co.net
www.hama-co.net


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