Un des plus grands écrivains marocains : «Ceci n’est pas une Pipe» : hommage à Mohamed Leftah


PAR Jean Zaganiaris *
Mercredi 5 Octobre 2011

Un des plus grands écrivains marocains : «Ceci n’est pas une Pipe» : hommage à Mohamed Leftah
Le prix littéraire «La Mamounia 2011» vient d’être décerné à titre
posthume
à Mohamed Leftah pour son roman
«Le dernier combat du capitaine Ni’Mat », publié
en 2010 aux éditions La différence.
Il consacre sans doute l’un des plus grands écrivains marocains, capable d’avoir su intégrer dans son œuvre
le pluralisme des modes de vie et
de pensée
de nos sociétés contemporaines.

«Le dernier combat du capitaine Ni’Mat » se déroule dans le contexte de l’Egypte des années 2000. Il raconte la relation passionnée entre un militaire à la retraite, marié et père de famille, et son jeune domestique. Le roman commence par le rêve d’un homme qui prend conscience progressivement de son homosexualité et qui décide de passer à l’acte. Toutefois – à l’image du tableau de René Magritte intitulé « Ceci n’est une pipe » - le roman de Mohamed Leftah n’a pas pour sujet les pratiques homosexuelles, même si celles-ci sont décrites de manière explicite par l’auteur. Celui-ci n’hésite pas à montrer la jouissance qu’elle est susceptible d’apporter aux corps qui s’y adonnent. Toutefois, l’objet du livre n’est pas l’homosexualité mais plutôt les difficultés que peuvent rencontrer certaines personnes souhaitant vivre librement leur vie intime, en dehors des prescriptions morales de la société. A la différence de Rachid O ou d’Abdellah Taïa, Mohamed Leftah n’a jamais revendiqué une quelconque identité homosexuelle et ses autres ouvrages, notamment « Les demoiselles de Numidie ou Au bonheur des Limbes », évoquent également  les pratiques hétérosexuelles. C’est plutôt avec cette littérature mineure dont parlaient Gilles Deleuze et Félix Guattari que l’on peut rapprocher Mohamed Leftah. Il ne s’agit pas tant de défendre une cause en tant qu’homosexuel mais plutôt de se servir de l’homosexualité pour poser un problème plus général qui est celui de l’absence des airs de non ingérences auxquelles chacun a droit au sein de la société. Mohamed Leftah vivait en Egypte au moment où il écrivait ce roman et il a été témoin de l’affaire du Queen boat, incarnée par l’arrestation médiatique de nombreux homosexuels par la police des mœurs. Celle-ci est évoquée dans le livre et fait ressentir au capitaine Ni’Mat une tristesse « pour la métamorphose de sa société qui avait conduit à la naissance de ces meutes vouant une haine meurtrière à tout ce qui s’écartait de la norme du groupe, à tout ce qui pouvait singulariser un individu, de sa manière de croire jusqu’à ses choix amoureux » (p. 138). C’est des difficultés de vivre sa vie de manière singulière, en adéquation avec ses valeurs mais aussi ses goûts et ses attirances, que traite l’œuvre de Mohamed Leftah. Ce n’est pas tant la société qui doit primer sur l’individu mais l’inverse. Seul l’amour et le contact physique du corps de l’être aimé peuvent nous sauver d’une vie ternie par le conformisme. L’homosexualité du personnage est aussi une manière de briser les stéréotypes normatifs de cette virilité omniprésente au sein du monde méditerranéen : « Ma virilité resta néanmoins comprimée, embaumée, inutile, jusqu’au jour où je rencontrais un visage singulier de l’amour, qui me permet aujourd’hui de dénouer les bandelettes de cette momie que je portais en moi sans le savoir, et d’évacuer hors de moi son cadavre empuanti. Oui, le cadavre d’une virilité qui n’est plus chez nous que pulsion de domination et de mort » (p. 129). Les propos du capitaine Ni’Mat ne sont pas focalisés uniquement sur l’homosexualité mais évoque de manière plus générale les ignominies de la domination masculine : « Quoi de surprenant alors si ces mâles dominés, féminisés, mais continuant de croire qu’ils portent toujours l’insigne éclatant de la virilité, se livrent avec ivresse et rage à une virilité ensauvagée, généralisée, sans limites, et dont pâtit en premier, avec la bénédiction des théologiens, ce que les sages chinois ont appelé « la moitié du ciel » : les femmes »(p. 126). Comme l’a montré Kenza Sefrioui dans un livre collectif dirigé par Abdellah Baida sur la pensée de Mohamed Leftah ou bien encore comme le sous-entend le roman de Chrysultana Rivet « Une voix sortie de l’ombre », les femmes ont une place importante dans l’œuvre de cet écrivain et n’existent pas hors des interactions avec les identités masculines, qu’elles troublent de l’intérieur.  
La virilité, liée à la dureté des violences patriarcales de toutes sortes, est comme une cellule maligne dans notre corps, qui nous empêche de saisir la fragilité des êtres et de les aimer en se sentant désarmé de l’intérieur. L’ex-marxiste nassérien, qui a combattu contre Israël en 1973, se retrouve au crépuscule de sa vie à s’amouracher d’un jeune homme séduisant, un peu comme une midinette tombe amoureuse pour la première fois. Le dernier combat du capitaine Ni’Mat a été perdu. Il n’a pas pu résister à des pulsions qu’il a cherchées à refouler toute sa vie. Mais, lorsque c’est l’amour qui gagne et que l’existence devient plus chargée de sens et d’intensité, la défaite contre soi-même n’est pas forcément quelque chose d’amer …

 * Enseignant-chercheur au CERAM/Ecole de Gouvernance et d’Economie de Rabat.


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