Certaines victimes ont déclaré envisager de pardonner à leurs tortionnaires pourvu qu’ils s’excusent; d’autres qu’ils ont déjà pardonné pourvu qu’on n’oublie pas ce qui s’était passé; d’autres encore ont affirmé que la violence à laquelle ils étaient exposés était justifiée par leur action révolutionnaire et que l’Etat ne faisait que se défendre.
En fait, plus que les victimes, ce sont les organisations des droits de l’Homme qui luttent contre l’impunité. Si un militant renie sa lutte ou accepte a posteriori les tortures subies, son sort ne cesse pas d’avoir un sens pour toute la société : au-delà de la subjectivité des individus, certaines pratiques du passé demeurent préoccupantes et exigent une analyse et une stratégie.
2- Impunité et répétition
Pourquoi la répétition est-elle inscrite dans l’ordre de l’impunité? Celle-ci est tout simplement un obstacle à l’État de droit. Evidemment, les conditions géopolitiques présentes ne sont pas favorables à un retour aux années de plomb mais le droit ne prévaut pas encore sur les abus. En pleine «alternance», la presse et les militants des droits de l’Homme et les islamistes radicaux, réels ou supposés, furent particulièrement visés.
La publication par Ali Lamrabet d’un article qui évoquait la possibilité de la vente du Palais de Skhirat fut jugée comme une atteinte à la sacralité de la personne du Roi, le substitut du procureur transférant la sacralité de la personne à l’objet, ce qui était sans rapport avec la Constitution. Au cours de l’audience, le substitut mit une grosse pierre devant lui et déclara : «Cette pierre, si on l’analyse isolément, elle n’a aucune signification, mais si elle est utilisée comme matériau de construction dans un palais Royal ou dans une mosquée, elle acquiert un caractère sacré.»
Le journaliste fut condamné à 4 mois de prison ferme et 30.000 dirhams d’amende. Le 13 mai 2003, Ali Lamrabet fut à nouveau accusé de porter atteinte à la sacralité du Roi, au régime monarchique et à l’intégrité territoriale puis condamné le 21 à 4 ans de réclusion et à l’interdiction de ses deux hebdomadaires «Demain» et «Doumane» et à une amende de 20.000 dirhams. Le 17 juin, la condamnation fut confirmée en appel et la peine de prison réduite d’un an. Les plaidoiries des maîtres Abderrahim Jamaї et Ahmed Bendjelloun n’eurent aucun effet sur la Cour; leur argument très plausible était que les sécuritaires pressés de revenir à l’époque des années de plomb utilisaient la personne du Roi pour museler la presse.
Le désir de plaire aux Etats-Unis conduisit la police marocaine à maints dérapages. A. Chahraiar, A. Koutoubi et A. El Meski soupçonnés d’appartenir à Al-Qaїda furent enlevés et torturés dans les locaux de la DST pendant des mois (de juillet 2002 à décembre 2002), sans la moindre preuve de leur implication dans le réseau terroriste. C’est la grève de la faim de Khadija Rouissi, militante des droits de l’Homme, qui imposa la libération des séquestrés.
Dans le commentaire suivant, on perçoit l’angoisse suscitée par un possible retour aux années de plomb : «Cette grève de la faim est une réaction contre le silence, et une interpellation des forces vives de la société marocaine. Il est inconcevable de nos jours que des pratiques odieuses soient utilisées par certains en toute impunité. Une personne qui a été enlevée risque de perdre la vie à tout moment. Si nous avons milité et demandé aux autorités de faire toute la lumière sur le passé, je ne crois pas que nous pourrons tolérer que ces mêmes pratiques reviennent en force».
La libération des victimes ne peut justifier, selon la militante, aucun optimisme : « Ce qu’on doit retenir, c’est qu’au Maroc, aujourd’hui, la disparition est monnaie courante, des tortionnaires agissent en toute impunité et des responsables organisent des enlèvements sans prendre en considération la justice et les lois. (…) Je prends note de la libération des disparus, mais nous savons aujourd’hui, selon certains témoignages, que d’autres personnes sont toujours séquestrées dans le même bagne et parmi eux un détenu très malade. »
Les membres de l’AMDH sont souvent inquiétés, interpellés et parfois incarcérés. Le calvaire du militant Rachid Chrii est très significatif à cet égard : très dynamique sur le terrain de la défense des droits de l’Homme, il fut emprisonné, torturé (violé avec une bouteille et un bâton : torture courante des années de plomb qui resurgit, si elle avait jamais disparu) et accusé de trafic de drogue (avril 2003). Ce qui provoqua de nombreuses manifestations de soutien au militant. Comme l’écrit Karim Boukhari : «C’est la pression de la rue qui a permis à l’homme d’obtenir le droit à une contre-expertise médicale.
C’est encore la pression de la rue qui lui permettra, demain, de recouvrer sa liberté». Rachid Chrii ne put compter que sur les ONG et la presse; les partis politiques demeurèrent cois: «Malgré les pressions que j’ai subies en prison, j’ai toujours gardé le moral puisque je suis resté convaincu de mes idées et de mon engagement. (…) La solidarité des associations de défense des droits, nationales et internationales et celle d’une partie de la presse marocaine m’a aidé à surmonter cette épreuve (…). Malheureusement, les partis politiques dans notre pays sont d’accord avec les sécuritaires. Ils n’ont pas réagi à tous les dépassements qu’a connus le Maroc en 2003.
Cela ne m’étonne pas puisqu’ils ne défendent même pas les droits fondamentaux du peuple marocain, dont le droit au travail et l’accès à la santé. Heureusement que la société civile marocaine et les associations internationales ont dénoncé ce recul en matière des droits humains au Maroc. Il faut rappeler qu’il y a toujours des détenus politiques et d’opinion dans les prisons marocaines. »
Fouad Abdelmoumni souligne également cette impuissance des élites à peser sur le régime pour lui faire respecter les droits de l’Homme : «Les gouvernants marocains ne veulent pas se résoudre à induire des changements dans le système. Les élites intermédiaires n’ont pas démontré leur capacité à imposer ou convaincre de ce changement». Rachid Chrii écrivit une lettre au ministre socialiste M. Bouzoubaâ qui resta sans réponse; il voulut poursuivre ceux qui l’avaient violenté mais ne put aboutir dans l’immédiat.
A noter que Noam Chomsky et Ken Loach accordèrent leur soutien à la victime. Il est instructif de connaître les détails de cette affaire par la bouche de la victime. Voici une partie de l’entretien qu’elle accorda au Journal Hebdomadaire (24- 30 mai 2003) : « - Avez-vous reconnu l’identité de vos tortionnaires ? - Pour quelques-uns, oui. J’ai mentionné leurs noms dans la lettre ouverte dont votre journal a d’ailleurs publié intégralement la traduction. - Où exactement vous a-t-on fait subir l’épreuve de la bouteille, à l’appartement clandestin ou au local de la Police judiciaire de Safi ? - Au local de la Police judiciaire. - Dans les PV de la PJ, vous signez par vos empreintes digitales. Pourquoi ? - Je n’en ai pas la moindre idée, demandez à ceux qui ont tout manigancé. Au bout d’un certain moment, je ne me suis plus souvenu de rien. Les coups pleuvaient de partout, les supplices ont eu raison de moi. Je ne me rappelle que les menaces et les injures que l’on m’a adressées. Je n’ai rien signé, je n’ai vu aucun PV. J’ai découvert le procès-verbal paraphé de mes empreintes en même temps que vous : le jour de l’audience publique. - Vous avez été condamné à 18 mois de prison pour «incitation à la rébellion». Que répondez-vous à vos juges? - Ce que j’ai toujours dit et fait. Je défends les citoyens de cette ville; je milite pour leurs droits. J’ai fait beaucoup de terrain, dans le passé récent, justement pour dénoncer les conditions dans lesquelles les gens sont arrêtés et incarcérés, les mauvais traitements et les tortures dont ils sont victimes (…). - Qu’attendez-vous aujourd’hui? - Que justice soit rétablie. Non seulement pour moi, mais pour beaucoup de citoyens.
J’attends que des commissions d’enquête se rendent sur place, à la prison, pour constater les dégâts sur certains corps, mais aussi dans la ville pour comprendre comment on est arrivés là».
(à suivre...)