La radicalité du mouvement se manifeste davantage dans sa volonté de savoir ce que recouvrent les deux titres du chef de l’Etat : «C’est la raison pour laquelle nous appelons à la clarification des attributions de la fonction du [plutôt : de] Roi par rapport à celles d’Amir Al Mouminine..»
Sans doute pense-t-il à distinguer l’autorité califale, telle qu’elle est définie par les légistes musulmans, du pouvoir Royal tel qu’il est en droit ou en pratique. Dans quel sens cette distinction est voulue? Celle d’Al Adl, des constitutionalistes, des partisans de la séparation des pouvoirs, cela n’est pas dit. Mais il rejoint tous ceux qui pensent que l’abrogation de l’article 19 de la Constitution est souhaitable : « Dans le texte actuel, il est clair que l’article 19 peut poser problème puisqu’il signifie, en substance, la réalité d’un pouvoir absolu. Nous considérons que cela peut affaiblir la monarchie et le pays».
Le grand changement avec Al Badil Al Hadari, c’est le profil d’islamistes soucieux de libertés individuelles et exigeant la séparation entre religion et Etat. Al Badil tend la main à la gauche (GSU) et se dit prêt à débattre de toutes les questions de l’heure avec tous. Cette formation paradoxale montre que des frontières idéologiques si étanches pendant des décennies sont traversables.
VI. Misère du droit: le déficit majeur
Les années de plomb et la question de l’impunité. Ce qui se passa au Maroc eut lieu également sur une plus vaste échelle en Argentine et au Chili, à la seule différence que l’impunité ne fut pas avalisée par la classe politique en Amérique latine et que les États dictatoriaux se transformèrent en profondeur.
L’Etat marocain était en guerre contre les citoyens qui voulaient exercer leurs droits politiques, utilisant des moyens qui étaient autant de manifestations de la confusion des pouvoirs et qui impliquaient la destruction de tous les droits de l’Homme: la censure des ouvrages, de la presse et des idées accompagnait cette action.
Informer était périlleux et les sujets tabous ne laissaient pratiquement rien à dire d’important. Mais les années de plomb, ce n’est pas seulement les enlèvements, les liquidations et le bagne-mouroir de Tazmamart, lequel était destiné à faire peur à tous ceux qui pouvaient encore être tentés par des coups d’Etat.
C’est aussi la destruction de l’enseignement universitaire, la volonté délibérée d’abrutir lycéens et étudiants : en leur imposant les matières scientifiques en arabe au lycée et en les maintenant en français à l’université; c’est aussi la paupérisation qui poussa des milliers de jeunes et d’adolescents à tenter de traverser du Détroit au péril de leur vie.
La question de l’impunité soulève de multiples questions : responsabilité collective, sociale pour avoir permis ces transgressions ou responsabilité de l’État seul, en ses plus hautes instances, ou encore responsabilité de tous ceux qui de près ou de loin sont coupables des violations des droits de l’Homme? Cette responsabilité peut être diluée encore en incriminant des institutions mal faites. Qui est responsable du bagne-mouroir de Tazmamart? Le chef de l’Etat? Le ministre de l’Intérieur, l’administration pénitentiaire? D. Benzekri souligna la « responsabilité bien établie» du Roi Hassan II.
D’autres questions demeurent : comment s’articulent la responsabilité et la sacralité du chef de l’Etat? Puisque celle-ci n’a pas suspendu la «responsabilité morale du Souverain» comme a dit A. Boutaleb, «par rapport aux années de plomb». Cette responsabilité «morale» signifie-t-elle que le Roi fit preuve d’un manque de vigilance vis-à-vis de la police, de l’armée, des tribunaux, qu’il ne savait pas ce qui se commettait comme crimes et injustices ou qu’il était idéologiquement favorable à la répression mais qu’il ne l’exerça pas directement? «Le responsable pas coupable» de A. Boutaleb ne pouvait être dit du vivant du Roi et au moment de la campagne contre lui.
En fait, jamais le Roi Hassan II n’évoqua sa propre responsabilité ou celle des autres ; il affirma en revanche que son inquiétude aurait été très grande «s’il n’y avait qu’ 1% des violations des droits de l’Homme [mentionnées]». Il ne savait donc pas et laissait entendre que le Makhzen était autonome, agissant de son propre chef, ce qui rend la séparation des pouvoirs encore plus indispensable. Mais, en tant que Souverain, Hassan II devait-il rendre compte à qui que ce fût de l’action de l’Etat ? Selon le Roi : non.
Et donc si quelque organisme international (Amnesty International) avait la prétention de l’interroger sur ce qui relevait de son pouvoir, il avait le droit de répondre ce qu’il voulait. Mais ces considérations n’étaient plus tenables.
Le discrédit était partout. Vaines interrogations peut-être parce que la question de la culpabilité ne se pose pas pour le Roi Hassan II, ni juridiquement ni selon la doctrine politique: il se considérait Souverain selon le concept hobbésien; il restait dans l’état de nature à charge pour lui de réussir, c’est l’efficiency constraint et de cela, il était conscient, puisqu’il affirmait des monarchies renversées qu’elles méritaient de l’être.
Le Roi Hassan II revendiquait ouvertement sa responsabilité politique et instituait, bien entendu, l’irresponsabilité juridique en parfait accord avec la conception hobbésienne de la souveraineté. Assumant les risques de ses décisions politiques, il inhibait toute initiative jugée déstabilisante. Ce serait un faux sens de dire que Hassan II référait à la raison d’Etat ou au système du califat.
D’une part, la raison d’Etat est incluse dans les attributions plus larges du souverain hobbésien, (il détient sans partage le pouvoir législatif et c’est lui qui fonde et maintient la société civile); d’autre part la théorie sunnite de l’imāmat ne suspend ni responsabilité politique ni responsabilité judiciaire du calife pourvu que, en doctrine sunnite, leur invocation ne débouche pas sur la guerre civile.
L’Etat n’a pas jugé bon d’aborder la question de l’impunité parce qu’il ne considère que l’intention et n’est pas très regardant sur les faits en eux-mêmes: les tortionnaires menaient la vie dure aux opposants et cela prime les crimes, les accidents et les erreurs. L’impunité signifie-t-elle alors une solidarité de l’Etat sur les deux règnes avec les personnes en cause? Signifie-t-elle encore que pour l’Etat, il n’y eut rien de répréhensible dans les actes perpétrés par ses agents? Un Etat coupable de transgressions, peut-il punir les transgresseurs? Tout à fait, au nom de la raison d’Etat, un Etat peut se résoudre à céder au droit. Si c’est une question de survie pour lui.
D’autant plus que le nombre de ceux impliqués dans les crimes des années de plomb ne dépassait pas quelques centaines, et ce au début des années 1990. Ce groupe appelé à diminuer avec le temps risque d’inclure les noms de ceux qui prirent le relais, particulièrement après 2002. On peut donc observer que l’Etat entend protéger ses serviteurs au risque de paraître légitimer les graves transgressions du règne précédent.
(A suivre)