Ramadanienne de Mohamed Bakrim : Cinéma et histoire : Filmer la mémoire des années de plomb (II)


Mohamed Bakrim
Jeudi 3 Septembre 2009

Ramadanienne de Mohamed Bakrim : Cinéma et histoire : Filmer la mémoire des années de plomb (II)
Le Maroc est en train de vivre un cas de figure qui ne manque pas d'intérêt. L'ouverture du système politique – progressive depuis une décennie déjà, mais qui a connu un rythme plus accentué depuis l'arrivée du nouveau Roi – a créé les conditions de développement de toute une littérature de reconstitution historique : récits, témoignages, publication d'archives et de documents inédits… Le point d'orgue étant la diffusion par les médias audiovisuels des audiences publiques des victimes de ces années terribles. Audiences organisées par l'équivalent marocain de la Commission Vérité et Réconciliation de l'Afrique du Sud ; il s'agit de l'Instance Équité et Réconciliation. Une forme d'organisation et de circulation de la parole qui confine au spectacle. Il y avait déjà de la mise en scène dans l'air. Le cinéma n'était pas loin ; d'autant plus que ces deux dernières années, cette profusion de souvenirs n'a pas manqué d'interpeller les scénaristes et les réalisateurs. L'espace de la mémoire se voit investi par des images révélatrices des représentations qui traversent actuellement l'imaginaire collectif de toute une société. On assiste sur les écrans à un véritable retour du refoulé historique. Ce scénario importé (extra-cinématographique : il se réfère davantage à un redéploiement de l'imaginaire collectif) interpelle le cinématographique ; il est une question d'histoire, d'écriture mais il est davantage une question de cinéma : la question centrale aujourd'hui est celle de la représentation : comment filmer la torture, l'enfermement ? Comment dire l'absence ? La question change de degré mais ne change pas de nature ; elle reprend les mêmes interrogations sur filmer le corps, filmer le désir ? Nous sommes toujours dans le cadre du même programme narratif : le cinéma comme projet de réappropriation de l'espace. Du corps comme espace. De la mémoire comme espace.
Deux grandes tendances semblent se dégager quant au traitement cinématographique dans les films ayant abordé cette dimension de l'histoire contemporaine du Maroc. D'un côté on a un cinéma de la réflexivité historique, jouant sur l'effet de l'impression de réalité, une sorte d'adaptation filmique de récits mémoriels, c'est le cas notamment de la « Chambre noire » de Hassan Benjelloun et de « Jawhara » de Saad Chraïbi. De l'autre côté, un cinéma spéculaire où l'effet miroir transpose l'histoire d'un univers à un autre et où le récit filmique est en soi une métaphore de l'histoire réelle ; c'est le cas avec les films « Face à face » de Adelkader Lagtaâ, « Mille mois » de Faouzi Bensaïdi, « Mémoire en détention » de Jilali Ferhati.
Le documentaire pour le cinéma, genre encore en friche, a fini par intervenir dans cette approche cinématographique d'un sujet historique encore présent dans les esprits. C'est le film « Nos lieux interdits » de Laila Kilani. Laila Kilani a été déjà remarquée par un autre documentaire cette fois sur l'immigration clandestine avec son film vidéo « Tanger, le rêve des brûleurs ».  Avec « Nos lieux interdits », on assiste à un événement inédit c'est le premier long métrage documentaire qui bénéficie de l'avance sur recettes. De quoi s'agit-il? Laila Kilani a accompagné les moments particuliers de l'évolution du système politique marocain, ceux dédiés à l'organisation des audiences publiques pour les victimes des années de plomb. Comment aborder ce moment historique chargé de tension et d'émotion pour le médiatiser  à travers une construction  filmique spécifique relevant d'un genre fortement codé, le documentaire? La réponse apportée par Laila Kilani est originale, convaincante et somme toute séduisante. Des choix d'écriture qui ont été reconnus pertinents à travers la reconnaissance et les succès rencontrés dans de nombreux festivals de par le monde : grand prix à Ouagadougou, prix du cinquantenaire du cinéma marocain à Tanger…Ces choix opèrent un dispositif esthétique qui fait de « Nos lieux interdits » un film de témoignage et non pas un document de propagande. Et je dois citer comme premier principe fort d'écriture dans le film est celui d'opter pour le point de vue des anonymes, des gens d'en bas de cette période difficile de notre histoire. La commémoration des victimes de cette période a produit des stars. Ce sont des victimes stars des années de plomb. Dans le film de Kilani, elles n'occupent pas une position centrale. Bien au contraire la caméra de « Nos lieux interdits » s'attarde sur  ceux qui sont deux fois victimes: victime de la répression, victime de sa médiation…mains nulle posture victimaire; les gens sont dignes et la caméra restitue cette dignité avec discrétion et empathie. Les cas de figure abordés dessinent la carte de la chape de plomb subie par le pays: le cas des disparitions forcées avec le militant syndicaliste; le cas des anciens du bagne de Tazmamart, le cas des anciens des militants d'extrême gauche avec deux variantes, celle de la prison de Kénitra et celle  des prisonniers de bagne secret à Agdz, Mgouna…
L'ensemble est construit pour mettre en avant la douleur au quotidien, celle des gens humbles, à l'image de ces mères magnifiques qui disent par leurs mots les cicatrices de la mémoire. 


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