Poursuites, détentions, profils ciblés… Les chiffres parlants de la lutte contre la migration irrégulière

Les chiffres parlants de la lutte contre la migration irrégulière


Hassan Bentaleb
Vendredi 26 Décembre 2025

Poursuites, détentions, profils ciblés… Les chiffres parlants de la lutte contre la migration irrégulière
«L’organisation de la migration irrégulière est une réalité structurelle locale; l’approche judiciaire cible davantage les individus que les réseaux; le Maroc recourt massivement au droit pénal pour gérer l’entrée et le séjour irréguliers; les  étrangers adultes masculins constituent la cible principale des poursuites ; les  mineurs sont officiellement épargnés au niveau du champ répressif. Mais sans transparence suffisante sur les dispositifs alternatifs; la migration est davantage traitée comme un problème d’ordre public que comme une question sociale et régionale ». Telles sont les conclusions tirées des données concernant l’organisation de la migration irrégulière et les personnes poursuivies pour des affaires d’entrée et de séjour irréguliers sur le territoire national au cours de l’année 2024, révélées par le dernier rapport de la Présidence du Ministère public sur la mise en œuvre de la politique pénale et de la gestion du Ministère public au titre de l’année 2024, publié récemment.

Evolution des poursuites liées à l’organisation de la migration irrégulière en 2024

Les données relatives aux affaires liées à l’organisation de la migration irrégulière indiquent que  2024 a connu une augmentation relative par rapport à  2023.
Ainsi, 2858 personnes ont fait l’objet de poursuites en 2024, contre 2.552   en 2023. Les détails des poursuites liées aux affaires d’organisation de la migration irrégulière au cours de l’année 2024 révèlent qu’il s’agit de 2.648 hommes et  de 210 femmes.  Les Marocains arrivent en tête avec 2.433 individus contre 425 étrangers. Les adultes sont au nombre de 2.840   contre 18 mineurs.

Les chiffres de la Présidence font également état de 1.296 personnes en état de détention contre 1.562 en liberté tout en indiquant que 1.925 affaires sont en cours contre 1.653 jugées.

Concernant la nature des personnes poursuivies, le rapport identifie 2858 personnes physiques contre 0 personne  morale. A noter également que 77 affaires ont été enregistrées dans le cadre de réseaux criminels

L’augmentation numérique: une hausse limitée et non une explosion

L’analyse desdites données souligne une augmentation relative des personnes poursuivies, mais ne traduit pas une progression exceptionnelle.
Cet élément est important, car le discours public tend souvent à amplifier les chiffres pour justifier un durcissement des politiques, alors que les données indiquent une continuité plutôt qu’une rupture. A ce propos, il est légitime de se demander si cette évolution est  due à une intensification de l’activité criminelle ou à un renforcement du suivi sécuritaire et judiciaire. Les données, à elles seules, ne permettent pas de trancher.

La prédominance masculine: un schéma classique mais non expliqué

La forte domination des hommes (plus de 92%) n’est pas surprenante, mais elle soulève deux interrogations: Les femmes sont-elles réellement moins impliquées? Ou bien leurs rôles au sein des réseaux de migration sont-ils judiciairement invisibilisés? En effet, les statistiques ne révèlent pas la nature des rôles, mais seulement les personnes qui comparaissent devant la justice.

Une majorité de Marocains : remise en cause du mythe de «l’étranger organisateur»

Le fait que 2433 personnes sur 2858 soient marocaines remet en cause un discours répandu selon lequel  «l’organisation de la migration irrégulière est le fait d’étrangers ou de réseaux importés». En réalité, l’organisation est largement locale; elle est souvent liée à la précarité économique, aux pratiques d’intermédiation et aux opportunités frontalières.
La présence de seulement 18 mineurs peut être interprétée positivement, mais elle soulève des doutes. Les mineurs sont-ils réellement tenus à l’écart? Ou existe-t-il des formes de contournement juridique dans la détermination de l’âge ou la qualification des rôles?

Détention versus liberté : un recours important à la détention

La présence de 1.296 personnes détenues contre 1.562 en liberté traduit un recours étendu à la détention provisoire, tout en maintenant une proportion significative de personnes poursuivies hors détention. Cela mérite un débat sur la présomption d’innocence et la  proportionnalité des peines au regard des faits reprochés.

L’absence totale de personnes morales (entreprises, bureaux, structures légales) soulève une problématique majeure : N’existe-t-il réellement aucune entreprise ou façade légale impliquée ? Ou bien les poursuites se concentrent-elles essentiellement sur des individus en situation de vulnérabilité ? Cela révèle une fragmentation de la responsabilité pénale, au détriment du démantèlement des structures économiques de la migration.

Les réseaux criminels: un chiffre faible mais révélateur

Les 77 affaires liées à des réseaux criminels signifient soi que l’organisation s’opère principalement sous forme d’initiatives individuelles de petite échelle; soit que la qualification juridique du “réseau” est difficile à établir, ce qui conduit à traiter les affaires comme des actes isolés.

Données judiciaires relatives à l’entrée et au séjour irréguliers en 2024

Au cours de l’année 2024, les parquets ont engagé des poursuites contre un total de 8.422 personnes, soupçonnées d’avoir commis des infractions liées à l’entrée et au séjour irréguliers sur le territoire marocain.

Ce total peut être ventilé selon les critères du sexe, de l’âge et de la nationalité, comme suit : Les hommes représentent la majorité écrasante des personnes poursuivies pour des infractions liées à l’entrée et au séjour irréguliers sur le territoire marocain.

Ils constituent 83,24% de l’ensemble des personnes poursuivies, tandis que les femmes ne représentent que 16,75% du total. Contrairement aux infractions liées à l’organisation de la migration irrégulière, les étrangers constituent la majorité des personnes poursuivies pour des infractions d’entrée et de séjour irréguliers, leur nombre s’élevant à environ 90 % de l’ensemble des personnes poursuivies.

Les adultes représentent environ 98% des personnes poursuivies, tandis que la proportion des mineurs ne dépasse pas 2%.

Cette situation confirme l’approche adoptée par le Maroc dans le traitement des affaires impliquant des enfants migrants, une approche fondée sur les principes de l’assistance, de l’hébergement et de la protection, plutôt que sur la répression.

Un volume très élevé de poursuites: la pénalisation comme instrument central

Le chiffre de 8.422 personnes poursuivies en une seule année est élevé. Il indique clairement que la réponse pénale demeure l’outil central de gestion des mobilités jugées irrégulières au Maroc. Cela pose une question structurelle : s’agit-il d’une augmentation réelle des situations d’irrégularité, ou plutôt d’un usage accru de l’outil judiciaire pour réguler la présence migrante sur le territoire ? Les données disponibles ne permettent pas de trancher, mais le volume suggère une judiciarisation massive de situations administratives.

Une forte domination masculine : un biais social et institutionnel

La surreprésentation des hommes (83,24 %) n’est pas propre au Maroc, mais elle mérite une lecture critique :  Les hommes sont plus visibles dans l’espace public, donc plus exposés aux contrôles; les femmes migrantes évoluent souvent dans des sphères moins visibles (travail domestique, dépendance familiale), ce qui peut réduire leur exposition judiciaire ; les dispositifs de contrôle et de poursuite peuvent produire un biais de genre, indépendamment de la réalité des trajectoires migratoires.  Autrement dit, ces chiffres parlent autant des mécanismes de contrôle que des migrants eux-mêmes.

Nationalité: criminalisation de la présence étrangère plutôt que des réseaux

Le fait que 90 % des personnes poursuivies pour entrée et séjour irréguliers soient étrangères est juridiquement logique, mais politiquement lourd de sens. Cela révèle que le droit pénal est mobilisé pour sanctionner la condition administrative de l’étranger et la poursuite vise davantage la présence irrégulière que les acteurs organisant la migration. On assiste ainsi à une criminalisation de la migration elle-même, plutôt qu’à une lutte prioritaire contre les structures qui produisent l’irrégularité.

La quasi-absence de mineurs: protection réelle ou invisibilisation statistique?

La proportion très faible de mineurs (moins de 2%) peut être interprétée positivement, car elle confirme officiellement une approche protectrice à l’égard des enfants migrants.
Cependant, une lecture prudente s’impose: Les mineurs sont-ils réellement peu nombreux dans les situations d’irrégularité? Ou bien sont-ils exclus des statistiques pénales au profit de mécanismes sociaux ou administratifs peu documentés? L’absence de données qualitatives empêche d’évaluer pleinement l’effectivité de cette approche.

Une logique de tri pénal : étrangers poursuivis, nationaux organisateurs

Mises en regard avec les données sur l’organisation de la migration irrégulière, ces statistiques confirment une division fonctionnelle des poursuites : Les Marocains sont majoritairement poursuivis pour organisation et les étrangers le sont principalement pour entrée et séjour irréguliers. Cette logique produit une chaîne pénale asymétrique : Les uns sont criminalisés pour leur rôle supposé et les autres pour leur statut administratif.

Une approche sécuritaire dominante, malgré un discours humanitaire

Bien que le discours officiel mette en avant une approche humaniste et de protection, les chiffres montrent que la gestion pénale et sécuritaire reste dominante, surtout pour les adultes étrangers. Le décalage entre discours et pratiques constitue un enjeu central pour l’évaluation des politiques migratoires marocaines.

Hassan Bentaleb


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