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Car derrière les chiffres froids, ce sont des vies rurales qu’on découvre effacées des priorités. Une majorité d’agriculteurs, pourtant essentiels à l’équilibre alimentaire du pays, a été marginalisée, voire sacrifiée, au profit d’un modèle concentré entre les mains d’une minorité ultrafavorisée. Le Plan Maroc Vert, lancé en 2008 avec faste et promesses d’émergence, se révèle, 17 ans plus tard, comme l’une des erreurs stratégiques majeures de la politique agricole nationale.
Ce que dit ce rapport, sans détour, c’est que l’agriculture familiale de petite et moyenne taille — celle qui fait vivre des millions de Marocains, celle qui maintient en vie les souks, les villages, les traditions, les savoir-faire — n’a jamais été la priorité. Elle a été reléguée à la périphérie d’un développement agricole pensé pour l’export, pour les grandes exploitations, pour un prétendu rendement et non pour la résilience.
En creux, une autre vérité émerge : le Plan Maroc Vert, avec ses 113 milliards de dirhams d’investissement public, n’a jamais été vert pour tout le monde.
La confiscation des ressources : un scandale structuré
Le constat est saisissant. Trois pour cent des exploitants — ceux qui possèdent plus de 50 hectares — ont capté à eux seuls 99 milliards de dirhams. C’est presque l’intégralité de l’effort national. Le reste ? Moins de 15 milliards, répartis sur les petits et moyens agriculteurs, soit les 97% restants.
Ce déséquilibre n’est pas seulement moralement inacceptable; il est économiquement absurde. Car ces petits agriculteurs, avec leurs lopins de moins de cinq hectares, représentent 70 % du tissu agricole national. Ce sont eux qui nourrissent les marchés hebdomadaires, qui assurent l’autosuffisance alimentaire de nombreuses familles rurales, qui emploient près de la moitié de la main-d’œuvre agricole du pays.
Et pourtant, ils ont été exclus de l’accès aux financements, marginalisés par les institutions de financement, laissés à la merci d’une Mamda (Mutuelle Agricole Marocaine d'Assurances) devenue inatteignable pour eux. Résultat : une part infime du financement leur a été consacrée depuis 2008. Pendant ce temps, les grands exploitants pompent les nappes phréatiques, bétonnent les systèmes d’irrigation et produisent pour les marchés étrangers.
Ce déséquilibre est d’autant plus choquant qu’il s’appuie sur une architecture institutionnelle validée et planifiée. Le Plan Maroc Vert n’a pas été une dérive improvisée, mais bien une stratégie assumée, qui a réorienté les priorités de la politique agricole en faveur d’une agriculture de rente, au détriment d’une agriculture de subsistance.
Le grand gâchis de la réforme agricole
Avant le Plan Maroc Vert, une autre vision existait. En 1999, une stratégie sobre mais ambitieuse avait été adoptée, axée sur le développement des zones dites "bour", ces terres non irriguées, essentiellement exploitées par les petits paysans. Elle visait une modernisation progressive, équitable, tenant compte des contraintes naturelles et sociales du pays. Ce Plan devait s’étendre jusqu’en 2020.
Mais entre 2007 et 2008, changement brutal de cap. Le Maroc adopte une logique productiviste, inspirée de modèles d’agrobusiness internationaux. L’objectif ? Faire de l’agriculture un moteur de croissance, un levier pour les exportations, un vivier d’investissements privés. Sur le papier, cela pouvait séduire. Dans les faits, cela a fracturé l’écosystème agricole.
Les résultats sont aujourd’hui là, implacables. Les petits agriculteurs n’ont jamais intégré les chaînes de valeur promises. Ils subissent la spéculation, l’inflation, les aléas climatiques, sans filet de sécurité. Pire encore : leurs pratiques pourtant plus respectueuses des écosystèmes, plus résilientes face aux sécheresses, plus en phase avec les équilibres territoriaux et la régénération des sols, ont été ignorées, voire disqualifiées, par les politiques publiques dominantes. Là où les grandes exploitations ont industrialisé leurs processus au mépris de la durabilité, les petites fermes, souvent familiales, ont poursuivi — dans l’ombre et sans reconnaissance — un travail de préservation du vivant : diversité des semences, culture pluviale, rotation raisonnée des sols, économies d’eau. Ces gestes, qui relèvent d’un bon sens hérité et transmis, constituent aujourd’hui les fondements mêmes de l’agriculture de demain.
Mais cet avenir, le Plan Maroc Vert ne l’a pas envisagé. A la place, il a accéléré l’hyperconcentration des ressources et des aides dans les mains de quelques-uns, au point que l’agriculture dite « moderne » a fini par étouffer la paysannerie vivrière. Plus grave encore : cette modernité n’a pas créé l’emploi promis. Le rapport le démontre : près de 50% des travailleurs agricoles sont employés sur des micro-parcelles de moins de 3 hectares, souvent au sein même de leur famille, sans contrat, sans couverture sociale, sans perspectives. De quel emploi durable s’agit-il alors, dans les bilans flatteurs du Plan Maroc Vert ? Et surtout, au bénéfice de qui ?
Cette injustice n’est pas seulement une aberration sociale, elle devient un frein structurel à l’ambition agricole du pays. Car une agriculture qui marginalise sa base paysanne est une agriculture instable, vulnérable aux chocs exogènes, incapable d’assurer une souveraineté alimentaire nationale. Loin des salons internationaux, la réalité est brutale : la sécurité alimentaire au Maroc repose encore, et toujours, sur ces petits agriculteurs, que le système n’intègre pas, que les banques n’accompagnent pas, que les politiques n’écoutent pas.
Il suffit de s’attarder sur les disparités criantes révélées par les données du CESE. Alors que les 3% de grands agriculteurs captent 32% de la valeur ajoutée agricole nationale, les 70% de petits agriculteurs produisent 29%, avec un quart des terres seulement. Ce n’est pas une question d’efficacité. C’est une question de verrouillage de l’accès aux ressources : terres, eau, financement, commercialisation. Les chaînes de valeur, tant vantées par les discours officiels, fonctionnent comme des chaînes de blocage pour ceux qui n’ont ni capital ni relais politiques.
Et si le rapport du CESE est si fort, si percutant, c’est parce qu’il nomme enfin cette réalité : les politiques agricoles ont trahi l’idéal d’inclusion. Elles ont confondu performance avec concentration, compétitivité avec exclusion. Le mot "familial", pourtant central dans le tissu agricole marocain, a été vidé de sa substance, remplacé par des indicateurs financiers qui masquent la détresse des campagnes.
A cette trahison s’ajoute une menace silencieuse, celle de la dégradation écologique. Tandis que les grandes exploitations intensives puisent sans relâche dans les nappes phréatiques pour satisfaire des contrats à l’export, les terres se dessèchent, les aquifères s’effondrent, les rendements des petits s’effritent. Ceux qui ne peuvent irriguer à grand renfort de pompes motorisées assistent, impuissants, à la lente agonie de leurs cultures. L’agriculture marocaine, au lieu de bâtir la résilience, a nourri la vulnérabilité.
Et pourtant, l’espoir n’est pas mort. Ce même rapport trace les contours d’un sursaut possible. Il appelle à une revalorisation de l’agriculture familiale, à une reconnaissance de ses fonctions économiques, sociales, écologiques. Il propose de rompre avec une approche exclusivement productiviste, pour favoriser un développement territorial équilibré, adapté aux réalités locales. Il plaide pour une politique agricole qui ne se contente plus de soutenir ce qui brille, mais qui investit là où la vie est fragile, mais fertile.
Il faut, pour cela, un changement de paradigme. Repenser le rôle des institutions de financement rural pour qu’elles deviennent enfin des moteurs d’inclusion. Réformer l’assurance agricole, pour que les plus exposés ne soient plus les moins protégés. Développer les marchés de proximité, au lieu de tout miser sur l’export. Moderniser, certes, mais avec et pour les petits exploitants, et non contre eux.
Ce que le CESE propose n’est ni utopique ni théorique. C’est une vision ancrée dans le réel. Une vision qui invite à écouter ceux qu’on a trop longtemps ignorés. Une vision qui rappelle qu’un pays qui tourne le dos à ses paysans est un pays qui creuse sa propre instabilité. Ce que le CESE suggère dans ses recommandations, c’est donc une architecture cohérente, multidimensionnelle, où la production agricole est intégrée à l’éducation, à la santé, à la mobilité et à la justice territoriale. Autrement dit, un changement de cap fondamental.
A la veille de nouvelles échéances politiques, cette interpellation mérite d’être entendue au plus haut niveau. Car ce n’est pas seulement d’agriculture qu’il s’agit, mais de justice. De cohésion. De souveraineté. Et surtout, d’un avenir qu’il faut cesser de remettre entre les mains d’une minorité, pour enfin le reconstruire avec ceux qui nourrissent, qui cultivent, qui tiennent la terre, et qui, en silence, maintiennent le pays debout.
Mehdi Ouassat