Mohcin Aftit : Toute lecture du paysage médiatique qui n’a pas de rapports avec le système politique ne serait que superficielle


Propos recueillis par Mustapha Elouizi
Jeudi 16 Mai 2019

Les jeunes chercheurs parlent sans langue de bois. Ils ne
passent pas par quatre chemins pour dire leurs vérités sur
le paysage socio-politique
et médiatique du pays. Mohcin Aftit est l’un de ces chercheurs qui se penchent sur les
questions sociétales, comme celle de l’identité.  


Libé : Quelle lecture faites-vous du champ médiatique marocain?
Mohcin Aftit : Je pense que toute lecture du paysage médiatique qui n’a pas de rapports avec le système politique ne serait, à mon avis, que superficielle, voire artificielle. A chaque fois que le système politique tend vers plus de démocratie, cela se répercute, sur le paysage médiatique, dans la mesure où cela permet davantage de liberté d’expression et traduit les attentes et les aspirations de la société. Les médias sont naturellement voués à assurer leur rôle de contrôle des politiques publiques, dénonçant les politiques corrompus et mettant la lumière sur la prévarication. On est en droit de se poser des questions: ces rapports existent-ils dans notre paysage médiatique ? Notre système politique croit-il à la démocratie et permet-il aux médias d’exercer leurs fonctions en toute liberté ? Je crois que les réponses sont à nuancer.
En effet, et en dépit de l’ouverture et d’une certaine pluralité qui marquent notre paysage médiatique, nous constatons malheureusement qu’il manque cette liberté d’exprimer les préoccupations  et les aspirations du peuple marocain, étant donné qu’il y a des lignes rouges. Les exemples ne manquent pas dans ce sens.

Quels rapports avez-vous personnellement avec les médias marocains ?
Personnellement, mes rapports avec les médias sont très limités. Je suis un simple citoyen qui suit les infos à la radio ou à la télévision. Evidemment, je lis quelques journaux papier et électroniques. J’utilise également les réseaux sociaux, notamment Facebook pour partager et tirer profit de certains articles et posts relatifs aux événements qui préoccupent l’opinion publique en général. Des fois, je réponds aux sollicitations de certains journalistes Radio ou des journaux nationaux.

Quelle image les médias nationaux réservent-ils aux intellectuels marocains ?
Il faut souligner que les organes de presse entendent servir l’individu et non le groupe, les émotions et non la raison, l’individualisme et non l’universalisme… Ces trois caractéristiques reflètent le souci des médias et du discours médiatique, à savoir l’intérêt, et partant les médias n’ont point besoin de normes ni de causes encore moins de charge conceptuelle.
Conformément à cette logique régissant l’exercice médiatique, l’image des intellectuels au sein des médias en général et des médias marocains en particulier peut-être dressée comme suit : c’est celui qui paraît attractif au lieu d’être un penseur sage, celui qui s’exprime éloquemment au lieu de celui qui pense profondément.
Abdellah Laroui, Mohamed Abed El Jabri ou Abdelkebir Khatibi peuvent-ils être considérés comme de bons «clients» des médias marocains? Leurs apports scientifiques, intellectuels et littéraires ont-ils transgressé les normes de l’audiovisuel ?

Les médias marocains sont-ils suffisamment ouverts aux intellectuels nationaux?
Avant tout, il est fondamental de rebondir sur cette notion d’intellectuel, afin de pouvoir répondre à cette question d’ouverture médiatique. Si vous voulez dire par « intellectuel » cet être interactif avec l’espace public et les questions de la société et de l’Etat, à partir de  son statut d’intellectuel, c'est-à-dire celui qui met toutes ses connaissances et son savoir pour discuter, débattre de la chose publique à la faveur d’outils rationnels et de principes moraux, les médias marocains, dans ce cas, restent encore à bonne distance de cette trempe d’intellectuels. La cause est bien claire, les médias rejettent tout intellectuel qui entend garder une distance critique à l’égard de l’ensemble des institutions et qui soumet toute chose à l’examen et à la critique.

Quels sont les différents angles d’attaque utilisés par les médias marocains pour aborder les différents événements sociaux, politiques ou idéologiques?
Quand nous disons que les médias façonnent l’opinion publique ou encore dénaturent cette opinion et voilent les enjeux fondamentaux, nous ne sommes pas loin de la théorie du complot. Adopter une telle idée est un fait sensiblement exagéré, puisque nous oublions qu’au sein des salles de rédaction, il existe une distorsion bien nette parfois sur différents sujets, et du coup, il y a des débats autour de ces questions, notamment si l’actionnaire majoritaire ou encore le directeur de publication exercent des pressions pour formater certaines prises de position. Et malgré cela, eux non plus ne sont pas totalement libres et se trouvent souvent face à la ténacité de leurs journalistes, sans oublier qu’aujourd’hui la Toile, notamment les réseaux sociaux, permet aux lecteurs et citoyens ordinaires de faire usage de leur conscience critique, en ayant de plus en plus la possibilité de ne rien avaler facilement.
Pour comprendre donc le traitement médiatique de certains faits, notamment les mouvements sociaux, il faut aussi invoquer les questions de concurrence et la quête de scoops qui font que les journalistes feignent souvent de vérifier leurs sources et préfèrent au lieu de cela l’aspect essentiellement sensationnel. Dans notre paysage médiatique, le traitement de l’information n’obéit souvent pas à la règle, à savoir que l’info est sacrée et le commentaire est libre, puisque nous nous confrontons souvent à un amalgame entre fait et commentaire, ce qui nous pousse à remettre en cause le souci informationnel des organes de presse et à nous demander si leur finalité n’est pas effectivement d’influencer le grand public.

Quel regard portez-vous sur les intellectuels marocains fort présents sinon omniprésents dans les médias nationaux?
Avant tout, on devrait s’interroger si l’on peut réussir l’association entre la production intellectuelle et la forte présence dans les médias. En réalité, il est difficile de faire la part des choses et marier à la fois deux métiers à savoir celui de journaliste et d’intellectuel. Pour ce qui est du phénomène des intellectuels mis en avant dans les médias et présentés comme des experts en tout, il est dû essentiellement à l’évolution du secteur des médias, exigeant de plus en plus et de manière inédite  la présence de connaisseurs, censés appuyer par des preuves et des explications les propos des journalistes.
Toutefois, avec cette forte présence, l’on court le risque de se transformer en marionnette appelée à justifier et persuader le public cible via des arguments fallacieux. L’on débouche sur une trempe d’intellectuels qui sont à la tête du marché des évidences avec leurs analyses qui manquent de crédibilité, notamment quand ils développent en peu de temps des analyses contradictoires en fonction des « indicateurs du marché politique ». L’honnêteté intellectuelle n’est plus une condition pour l’offre médiatique, et le résultat est une absence de conscience morale chez ceux que Pascal Boniface appelle les pseudo-intellectuels.
Lorsque pareilles élites mentent ainsi, il n’est pas étrange de constater comment le grand public les traite sans pitié sur les réseaux sociaux; à la faveur souvent d’une satire et d’une ironie, faisant preuve de cette perte de confiance en leurs discours. Le fossé entre les citoyens ordinaires et les gens de cet acabit ne fait que se creuser chaque jour davantage. C’est un grand danger pour la démocratie, parce que les pseudo-intellectuels sont source de démagogie et nous pouvons bien évidemment présenter nombre d’exemples de cette trempe qui ont acquis, bon an mal an, l’art de dire la chose et son contraire.


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