Mayank Austen Soofi, le flâneur confiné de Delhi


Samedi 2 Mai 2020

Mayank Austen Soofi, le flâneur confiné de Delhi
Des rues de Delhi qu'il arpentait chaque jour, le nez en l'air mais les yeux fureteurs, Mayank Austen Soofi ne voit plus que la perspective étroite offerte par son petit appartement: un kapokier rouge qui perd ses fleurs, le hululement de rares vendeurs ambulants, la routine de ses voisins eux aussi confinés.
Bloqué à la maison comme la moitié de l'humanité, ce blogueur indien de 39 ans a dû renoncer aux longues flâneries qu'il aime tant pour faire la chronique de la vie quotidienne de la capitale. Mais même une pandémie de coronavirus ne peut l'empêcher de poursuivre, par internet désormais, sa quête de "miniatures de vie".
"Quand tout cela sera fini, il nous restera les grandes histoires: comment l'épidémie a commencé en Chine, l'exode des migrants des grandes villes... Et elles sont importantes", déclare-t-il à l'AFP depuis son logement du quartier de classe moyenne d'Hauz Khas. "Mais il y a aussi les histoires sur la façon dont la matière banale de la vie des gens est altérée".
Raconter la ville à hauteur d'hommes et de femmes, capter l'air du temps par de minuscules détails: voilà la mission que suit Mayank Austen Soofi depuis une douzaine d'années. Pour continuer son portrait en mouvement de la mégapole aux vingt millions d'habitants, son exploration se déroule dorénavant sur l'écran de son téléphone portable.
Avec le confinement imposé jusqu'au 3 mai au moins en Inde, sa bouillonnante Delhi s'est soudain vidée de ses êtres humains. Les commerces se sont murés derrière leur rideau de fer. Dans un silence étrange, singes et chiens errants sont devenus les nouveaux rois du pavé.
"Actuellement, le défi est de raconter les vies piégées entre les murs", explique ce rêveur à la foisonnante chevelure aux boucles déjà poivre et sel, tiraillé entre la peur du virus et l'excitation de vivre cette période unique dans les annales de sa ville.
A quoi ressemblent ces fragments de Delhi confinée qu'il rapporte avec cette empathie qui fait sa patte ?
A un sexagénaire débutant le saxophone, qui s'aventure à jouer à son balcon pour rendre hommage aux soignants. Aux confidences d'une résidente de Old Delhi qui, à la faveur la quiétude inédite du quartier, peut aujourd'hui épier les conversations de ses voisins.
A un agent de sécurité de la banlieue de Gurgaon continuant de travailler malgré les suppliques de sa famille: "le devoir d'abord", répète M. Singh. "Cependant il ne trouve rien de romantique à la bravoure", écrit le blogueur.
Des tranches de vies, en apparence anodines, voilà sa spécialité. Suivi par des dizaines de milliers de personnes sur les réseaux sociaux, Mayank s'est forgé une petite notoriété grâce à ses courts billets accompagnés de photos publiés sur son site "The Delhi Walla" ("Le Delhiite") et dans le quotidien anglophone Hindustan Times.
"Je veux capter l'essence de la ville telle qu'elle est maintenant, avant que ça ne disparaisse pour toujours", confie-t-il.
A une époque pré-coronavirus, on pouvait croiser sa fine silhouette parcourant à longueur de journées les milliers de rues de Delhi, y repassant encore et encore, y faisant chaque fois de nouvelles découvertes, y notant les infimes changements année après année.
Sac à dos aux épaules et livre en main, il errait sept jours sur sept dans les méandres de la métropole. "J'ai le sentiment que l'avant n'a pas existé, que c'était un rêve."
D'urbaine, sa flânerie est donc devenue numérique.
Mayank Austen Soofi entre en contact avec des inconnus avec lesquels il discute sur WhatsApp en vidéo sur son iPhone, et qui à leur tour le redirigent vers d'autres personnes. Son blog accueille aussi de courts journaux intimes de confinement.
Grâce à Google Earth, l'écrivain retourne explorer des lieux qui lui sont familiers dans la vraie vie. L'autre jour, il s'est évadé avec une balade virtuelle dans une mosquée de la banlieue de Gurgaon. "C'était une sensation bizarre. Je connais cet endroit, on aurait dit deux mosquées différentes."
Dans ses chroniques, les évolutions urbaines et sociales de Delhi se lisent dans de subtils détails.
Il y a quelques mois, le promeneur relevait par exemple l'adaptation d'une épicerie familiale aux nouvelles habitudes alimentaires de la classe moyenne indienne. En plus des traditionnels riz et lentilles, y sont désormais vendus de la mayonnaise, du beurre de cacahuètes ou de la sauce au fromage pour pâtes.
La sensibilité et la conscience du présent de Mayank Austen Soofi sont nourries de poésie et de littérature, en particulier celle de l'écrivain français Marcel Proust, à qui il voue un culte quasi-religieux - au point de signer ses emails "Charles Swann", l'un des protagonistes d'"A la recherche du temps perdu".
Cette œuvre-cathédrale "a changé la façon dont je vis, la façon dont je perçois le monde", dit ce francophile non francophone. Ce qu'il en a retenu ? "La fragilité des choses" et leur caractère éphémère.
Flâner dans Delhi, c'est en effet prendre conscience de l'inéluctabilité du temps qui passe. Même dans l'immense ville moderne, les traces successives des siècles affleurent encore. Plusieurs fois ravagée par des conquérants, bouleversée par des ruptures démographiques, l'actuelle capitale a toujours su renaître.
Le nouveau coronavirus "est une chose profondément grave (...) mais Delhi est le type de ville habituée à la destruction à large échelle de son mode de vie, ceci n'est qu'un épisode de l'histoire de la ville", relativise Mayank.
De la colonie de réfugiés tibétains de Majnu-ka-Tilla au gigantisme solennel des bâtiments administratifs de la colonisation britannique, du délabrement des venelles du Old Delhi musulman à la forêt de tours neuves de Gurgaon, Delhi n'est pas une ville uniforme, plutôt une coexistence de villes qui semblent parfois vivre sur des temporalités différentes.
"Delhi brasse largement les populations. C'est une ville vraiment cosmopolite, pas musulmane ou penjabie", estime Rana Safvi, historienne et autrice de plusieurs livres sur le patrimoine de la capitale.
"Quand vous allez à Old Delhi, vous avez des échoppes vendant des momos, des nouilles, des idlis ou des dosas", des plats originaires de diverses régions d'Inde, décrit-elle. "La ville n'appartient plus à une seule communauté."
Fils d'un haut fonctionnaire, Mayank Singh - son vrai nom - a grandi dans l'Etat voisin d'Uttar Pradesh, trimballé d'une petite ville à l'autre au gré des mutations professionnelles de son père. Petit, Delhi lui paraissait aussi lointaine et inaccessible que New York.
Ce lecteur compulsif débarque à 23 ans dans le chaudron de la capitale en ne sachant que faire de son existence. Il vivote comme serveur dans un hôtel voisin de l'aéroport, travaille comme rédacteur de questions pour la version indienne de "Qui veut gagner des millions ?".
En 2007, par une chaude soirée, il tombe sur le sanctuaire soufi de Nizamuddin, caché dans une enclave labyrinthique du sud de Delhi. Les ruelles étroites y voient se croiser des flots incessants de pèlerins barbus, de chèvres, de vendeurs de grillades fumantes et de mendiants estropiés.
Le sentiment d'évasion que lui procure cette découverte lui donne l'envie de lancer un blog consacré aux rues de Delhi. Ses articles, éclairant les mille visages de la capitale, deviennent vite populaires et le journal Hindustan Times l'embauche en 2008.
Jusqu'à peu, ce fils de parents hindous finissait chaque journée de flânerie en retournant se ressourcer au sanctuaire de Nizamuddin. Son quartier fétiche est aujourd'hui désert et anxieux, bouclé après qu'un important foyer épidémique y a été découvert.
Avec plus de 3.300 billets sur le "Delhi Walla", son blog représente une mine d'or pour les historiens et chercheurs à venir. Un potentiel qu'a bien compris une université de Venise, qui va archiver le contenu du site pour la postérité.
"En tant que documentation de la vie d'une ville, c'est probablement unique par son ampleur mais aussi par son attention portée à la vie quotidienne", explique à l'AFP Massimo Warglien, professeur à l'université Ca' Foscari, à l'origine du projet.
De l'espace restreint de son appartement d'Hauz Khas, Mayank Austen Soofi se prend à rêver du jour où il pourra reprendre le cours normal de son existence. Marcher au hasard, faire la connaissance d'inconnus: sa conception de la liberté.


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