Les lundis des "métiers de la culture" sur la place mythique de Marrakech : Quand Edith Piaf a chanté Jamaâ El Fana dans “La foule”


My Seddik Rabbaj
Jeudi 13 Mai 2010

La chanson parle d’une dame qui se rappelle l’ambiance dans laquelle elle a rencontré et perdu à la fois son amant. Le souvenir est tellement vivant dans son esprit qu’elle revoit encore la vie en fête. Il s’agit d’une fête où tout le monde s’adonne à la joie du moment.
Enivrés par ce plaisir intense, par cette plénitude, les gens entrent dans un état second et ne prêtent plus attention à cette dame, qui, se trouvant là par un quelconque hasard, ne sait plus quoi faire. La musique se transforme en « cris et rires » et vient s’éclater autour d’elle pour accentuer son désarroi et son égarement. « Désemparée », elle s’arrête sur place, laisse la foule la bousculer, résignée que le meilleur moyen d’agir est de se laisser aller. Tout à coup, en se retournant, elle voit que son amant est là derrière elle. Lui aussi est surpris par sa présence à cet endroit. Il exprime son ébahissement par un recul, mais tout d’un coup, la foule le jette entre les bras de la dame qui se trouve complètement écrasée contre sa poitrine. Leurs deux corps n’en font qu’un maintenant. Ils n’ont plus besoin d’efforts pour rester soudés l’un contre l’autre, la foule se charge de tout. Elle les enchaîne l’un à l’autre et les laisse « tous deux épanouis, enivrés et heureux ». Les deux amoureux gardent les mains liées refusant ainsi de les tendre aux autres membres de la foule qui se tiennent comme dans une farandole où les danseurs forment une longue chaîne. N’ayant pas compris que la foule n’admet pas qu’on fasse autre chose que ce qu’elle fait, les deux amoureux continuent de jouir de leurs émouvantes retrouvailles. Ils ne font pas attention à cette matrice qui cherche  à les façonner selon un modèle. La foule se déchaîne, réagit, arrache l’homme aux bras de la femme, le jette loin d’elle, les éloigne l’un de l’autre. Elle les châtie. La femme essaie de retrouver son amant, « elle lutte et se débat », crie de douleur, de fureur et de rage mais son cri ne suscite qu’un rire sardonique pour se perdre enfin comme une goûte d’encre dans une mer.  En partant de cette chanson, nous pouvons déduire que la foule n’admet pas ceux qui n’adhèrent pas à son esprit, à sa philosophie. Elle fait semblant de les accueillir au début mais finit toujours par les rejeter loin d’elle comme le corps humain, un corps étranger. Même si profondément enfoncé, l’intrus finit par tomber de lui-même comme un fruit blet.
Dans la foule, l’activité consciente des individus doit laisser place à l’esprit régnant, à cette action presque inconsciente qui guide les foules. Ceci se manifeste clairement à Jamaâ El Fna. Les gens qui arrivent là se montrent disponibles pour adhérer à cette errance guidée par l’esprit du lieu. La place finit toujours par rejeter ceux qui s’y trouvent par hasard ou pour autre chose. Elle a créé ses propres endroits sur lesquelles elle se décharge de tout ce qui n’est pas compatible avec son unité. Comme la mer qui rejette sur ses rivages tous les objets qui n’arrivent pas à se dissoudre dans ses eaux, Jamaâ El Fna balance ses épaves sur les plages qu’elle a inventées à ses alentours à savoir : les cafés, les mosquées, les souks, les restaurants, le commissariat, le jardin public, la poste, la banque…
Le mouvement abyssal qui crée les vagues et reste dissimulé à l’œil nu ressemble parfaitement à cette agitation intérieure de la place que d’aucuns appellent l’esprit de la place et que d’autres appellent le destin de la place mais qui n’est autre que ce principe de la foule capable d’élaguer, de choisir parmi les visiteurs ceux qui acceptent la règle du jeu.
Et comme dans la mer, certaines épaves chavirent pour atteindre les profondeurs et devenir intransportables. Certaines personnes sont englouties par la place. Elles n’ont plus de place hors Jamaâ El Fna. Elles croient vivre mais elles sont vides et glissent sur la vie. En général, ce sont des gens évincés par le jour. 


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