Les hommes meurent mais ne coulent pas

Le roman retrace les moments de vie de trois jeunes adolescents quelques jours avant la première manifestation du 20 Février 2011

Jeudi 19 Mai 2016

Abdelhak Najib a fait une entrée remarquée
dans le champ littéraire marocain avec
«Les territoires de Dieu».
Son deuxième roman, «Le printemps des feuilles qui tombent», publié également aux éditions
Les infréquentables, s’inscrit dans les méandres d’un quotidien sombre et violent, restitué
avec sensibilité


Depuis « La révolution n’a pas eu lieu » de Sonia Terrab (La croisée des chemins, 2014) à « Laisse mon corps te dire » de Touria Oulehri (Marsam, 2016), les références au contexte de ce que les médias appellent le «Printemps arabe » sont de plus en plus présentes dans la littérature marocaine. Le roman d’Abdelhak Najib retrace les moments de vie de trois jeunes adolescents quelques jours avant la première manifestation du 20 Février 2011. Comme dans « Les territoires de Dieu », le décor est planté dans un monde en proie au chaos et au désespoir. Les personnages ne sont plus à Hay Mohammadi mais dans la médina de Casablanca. La ville est présentée comme « un corps hybride, un monstre sans véritable visage mais qui, à chaque fois, révèle une facette terrifiante ». La présence du religieux, notamment les appels à la prière, est liée à un univers où l’hypocrisie, la corruption, la misère et la violence sont omniprésentes. Qu’est-ce qui peut nous sauver? Où sont les échappatoires qui nous restent? Telles sont les questions posées par l’auteur, faisant écho par moments – mais dans un autre registre – à l’œuvre littéraire de Youssef Wahboun.
Dans cette histoire, les personnages semblent être dans une situation où l’enjeu est de ne pas perdre pied, malgré tout ce qui nous pousse en ce bas-monde à chavirer, à basculer dans le néant des ombres qui nous entourent : « On ne se pose plus de question ici. Les hommes ont déjà abdiqué. Ils survivent. Non, ils ne survivent même pas. Pour survivre, il faut lutter. Ces hommes ne veulent plus rien tenter pour changer quoi que ce soit. Seul le changement peut les achever. Ils coulent. Mais ils ne meurent pas ». Simohamed est un jeune adolescent vivant dans une famille populaire. Son père a été réduit à l’état de légume après la guerre du Sahara. Il vend des poissons sur le port. Suite à une déception sentimentale dont il se remet difficilement, il songe à quitter Casa et nager jusqu’aux côtes espagnoles à partir de Tanger. Il s’entraîne huit heures par jour, dans la mer près de la mosquée Hassan II. Lorsqu’il est dans l’eau, c’est un autre monde qui s’offre à lui. Ses sombres pensées disparaissent et l’espoir d’une vie meilleure apparaît. Chacun trouve ses mondes utopiques où il peut. Khalid, son meilleur ami, fait partie des jeunes qui s’insurgent contre le système et souhaitent organiser une grande manifestation le 20 Février, qui débouchera comme le rappelle l’auteur sur l’arrivée au pouvoir des islamistes quelques mois après. Khalid est suivi par Selma, une jeune bourgeoise indignée par la souffrance des classes populaires et souhaitant changer les choses. Il a un faible pour elle mais celle-ci préfère Simohamed.
L’un des partis pris de Abdelhak Najib semble être de montrer la fragilité des utopies. Il n’y a aucun salut à attendre ici-bas. On peut espérer tant que l’on veut un monde meilleur ou les changements politiques produits par les manifestations ; on peut s’orienter vers des sociabilités religieuses en vue d’apaiser sa conscience ou bien vouloir vivre une histoire d’amour débouchant sur le mariage et les enfants. Tout cela est peine perdue. Rien de bon ne vous attend en ce monde et peut-être pas non plus dans l’au-delà. La seule exaltation se trouve dans les bribes de plaisir et de jouissance arrachées au destin, notamment lorsque les corps de Simohamed et de Selma fusionnent sur le matelas posé au sol dans une chambre clandestine. Et cela reste éphémère. Si nous ne suivons pas Abdelhak Najib dans sa représentation littéraire du «20 Février», notamment son regard acerbe sur le défi que cette jeunesse mobilisée a lancé au pouvoir, et que nous sommes plus proche des propos de Touria Ouelhri restituant la dimension salutaire de cet événement, nous avons par contre été sensibles à sa façon de raconter la dérive et la fragilité émotionnelle de ces trois personnages. La vie se déroule comme ces séances de natation auxquelles se livre Simohamed. Le corps est pris dans des flux étranges, parfois violent : «La mer devient alors un puits sans fond où il se laisse transporter vers des abysses sans retour. A chaque nage, il laisse une partie de son âme dans la fureur du ressac ». Quelque chose est en panne chez les personnages. Quelque chose a cessé de fonctionner. Quelque chose a été rompu, peut-être définitivement. La façon dont l’auteur restitue les émotions de ces personnages en train de perdre pied dans l’effervescence du «Printemps arabe » est très intense. Il y a quelque chose de très beau en littérature lorsqu’on se met à raconter les yeux des gens dont le rêve se brise subitement. C’est peut-être lors de ces moments que l’éternité est enfin à notre portée. Et que les utopies retrouvent le bel éclat bleu de la mer sans fin, en se réconciliant avec leur
devenir.

 * Eenseignant chercheur CRESC/EGE Rabat
Cercle de Littérature Contemporaine    

Par Jean Zaganiaris *

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