Les couvre-chefs de Chafik Ezzouguari (*)


Libé
Mercredi 8 Décembre 2021

C’est Shakespeare qui l’édicte dans sa comédie «Comme il vous plaira» : «Le monde entier est un théâtre, et tous, hommes et femmes, n'en sont que les acteurs. Et notre vie durant nous jouons plusieurs rôles».

Cette multiplicité de l’être est inscrite dans les gênes de notre Chafik national. Ce soi multiple est ce qui caractérise le plus ses actes : son acte de vivre, son acte de créer plastiquement, son acte d’écrire… et j’en passe et des meilleurs. Notamment son humour, son excès de joie de vivre, sa capacité à dévorer avec gaieté les jours et les nuits, sa fidélité envers son prochain et ses espaces de mémoire, de résidence et de création. Et son inclinaison pour le travail perfectionné en matière d’art, d’élaboration de critiques artistiques et d’écriture de chroniques journalistiques, ainsi que de conception et d’organisation d’activités culturelles.

C’est pourquoi la multiplicité de ses couvre-chefs me semble une image fort appropriée pour l’approcher. Seulement l’approcher, effleurer seulement la sève vitale qui le meut, car le cerner dans sa plénitude, dire sa totalité est un défi titanesque que je ne peux relever.

Il y eut d’abord, en la défunte décennie 1980 et dans le giron d’une scène culturelle active et engagée, un premier et fécond contact qui s’est pérennisé par la suite. De Fédala, déjà décrite par Al Bakri, sa cité d’adoption et d’inspiration, tant chérie par lui, il s’armait de sa musette pour rejoindre les cieux où rayonnait le Maroc artistique et culturel, arborant, dans notre imaginaire, un casque de commandeur de la Légion d’honneur dérobé à Georges Hersent, le fondateur de la Compagnie franco-marocaine de Fédala. Et nous lui rendions la politesse en nous déplaçant chez lui, venant en pèlerinage en ces lieux, modestes ou fastes, qui insufflaient une activité artistique et culturelle intense à Mohammédia, la ville de Chafik qui allait devenir mienne aussi. Sans sa présence, Mohammédia, la nôtre, n’existerait aucunement. Au point qu’il en est devenu un monument vivant, un symbole, autant que la Kasbah, la mosquée blanche, le palais Murat, les deux ponts, le Casino ou Miramar… et la zaouia Miloudia!

En tous ces espaces, et en bien d’autres, Chafik se plaît à emprunter le chapeau de Paul Gauguin immortalisé dans l’autoportrait de l’artiste. Car peintre il est, poétiquement peintre. Ce qui explique qu’il soit un des premiers plasticiens marocains à interroger le rapport entre la poésie et sa représentation picturale. Comme il est l’un des précurseurs de la nouvelle figuration marocaine. Et l’un des praticiens de la «poésie muette» qu’est la peinture qui ont fait,  avant bien autres, offrande à nos regards d’œuvres réalisées selon les techniques des arts graphiques.

Et le voilà ailleurs, notre Chafik hanté par les lettres, ébloui par les mots, portant une casquette de Gavroche, cette casquette mythique de l’enfant du même nom et symbole de liberté, personnage emblématique des «Misérables» de Victor Hugo, inspiré également d’un célèbre tableau de Delacroix. Liberté est, en effet, la valeur maîtresse qu’honore sa plume, qu’elle use de l’encre de la critique artistique ou de celle de l’histoire au quotidien, le journalisme. Mais aussi éthique, défense de l’esthétiquement beau face à la laideur qui affecte notre droit à une vision sereine, à ne pas voir notre regard blessé par la platitude qui s’impose, à cause des règles du mercantilisme triomphant, sur les murs des galeries d’art et des villes ruralisées.

Chafik s’est toujours opposé à être encarté sous une enseigne partisane. Mais a toujours été un compagnon actif, et très présent, de la mouvance progressiste et moderniste, de ses luttes et ses manifestations culturelles, se couvrant du béret de Guevara. Demeure ancrée dans ma mémoire, entre autres, son affiche de soutien à la cause palestinienne… alors que le Maroc officiel avait prohibé toute évocation de cette cause à la suite d’un Conseil national de l’OLP tenu à Alger.

Tolérant par essence et conviction, Chafik ne se défend de tolérer qu’un seul et unique couvre-chef : le turban sclérosé et inquisiteur des intégristes de tout bord et de toutes confessions.

Dans les nuits éthérées et vaporeuses, Chafik emprunte, en ricanant, le chapeau melon de Charlot. Et gare à qui se trouve dans sa ligne de tir! Ses moqueries, profondément sarcastiques, tournent les immortels et les mortels en dérision. Et métamorphosent les situations les plus banales en authentiques tableaux de la Commedia dell’arte.

Chafik, je te tire mon chapeau, l’enlève et le rabats vers le bas en marque de respect pour ton œuvre, déjà  accumulée et celle à venir, en reconnaissance à la vie qui a fait de toi un ami, qui fait de toi un grand homme et un grand ami, mon ami, nôtre ami à tous et à toutes. Toi, tu peux garder ton couvre-chef, car il t’est permis, à toi Ezzouguari, ce qui n’est point permis aux autres!

Par r Said Ahid
(*) : Témoignage présenté à l’occasion de l’hommage rendu au peintre, critique artistique et journaliste Chafik Ezzouguari, par divers acteurs associatifs à Mohammédia (4/12/2021)


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