Leila Slimani Au Maroc, les femmes se sentent déjà plus fortes

La romancière marocaine se dit optimiste pour les générations futures


Mehdi Ouassat
Jeudi 2 Mai 2019

La romancière marocaine Leila Slimani, Prix Goncourt 2016, est une citoyenne engagée et une humaniste révoltée. Elle n’hésite pas à défendre les droits et les libertés – des femmes, des sans-papiers, des inaudibles – à travers des tribunes uppercuts, ou par le biais de son essai «Sexe et mensonges», consacré à la «misère sexuelle» au Maghreb. Dans un entretien accordé à nos confrères du journal «Le Temps», elle a parlé de littérature, de son rôle de représentante personnelle d’Emmanuel Macron pour la Francophonie, de ses espoirs, de ses envies et de ses projets.
A la question de si elle préfère être présentée comme écrivain, écrivaine, auteur, auteure ou autrice, Leila Slimani est catégorique : «J’aime bien écrivaine !». «La langue a beau avoir des règles, on n’arrête pas d’y contrevenir, et ces changements d’usage préfigurent le changement social: la langue est plus rapide que tout. Finalement, les académiciens qui viennent d’autoriser la féminisation des noms de métier ne font que suivre…», souligne-t-elle. Concernant son rôle de représentante personnelle d’Emmanuel Macron pour la Francophonie, l’écrivaine explique que tous les gens qui représentent un des 88 pays de l’Organisation internationale de la Francophonie sont les «représentants personnels» de leur chef d’Etat: des sortes d’ambassadeurs. «Dans les mois qui viennent, on va mettre en place un congrès des écrivains francophones pour venir en aide aux auteurs menacés ou en difficulté, et un parlement des écrivaines. On fait tout pour que les écrits circulent mieux, parce qu’aujourd’hui, un livre publié au Maroc doit, pour avoir une visibilité en Tunisie, passer par Paris. Ce n’est pas normal», dit-elle.
En 2017, son éditeur lui avait déconseillé d’accepter ce poste, parce que selon lui, «la fréquentation du pouvoir abîme les écrivains». «Je dirais que la fréquentation du pouvoir abîme n’importe qui – à partir du moment où on lui accorde de l’importance», lance-t-elle. Et de préciser: «Mais moi, je n’ai tellement pas d’intérêt pour le pouvoir… Quand je vois des gens se présenter à des élections, je me dis : mais pourquoi ?».
Leila Slimani a toujours choisi des sujets tabous pour ses écrits. L’écrivain, au-delà de la seule narration d’une histoire, doit-il être déclencheur d’un débat sociétal ? «L’écrivain qui veut simplement écrire ses histoires est tout aussi légitime que celui qui écrit pour participer au débat public», répond l’écrivaine marocaine. «Cela dit, je crois que tous les écrivains (ou presque) essaient d’aller à l’encontre des tabous. Mais si la rencontre avec les lecteurs ne se fait pas, ça reste un peu lettre morte. Ma chance, c’est que j’ai eu un public très intelligent et pertinent qui a compris des choses dont je n’avais peut-être même pas conscience au moment où j’écrivais, et en ont fait un débat. Ce sont les lecteurs qui font vos livres», poursuit-elle. Et d’ajouter : «Je me suis rendu compte récemment que j’écris beaucoup sur ce qui me fait peur. C’est une façon de regagner une part de contrôle sur ces choses-là. De combattre le sentiment que j’ai de ma propre lâcheté. Ecrire sur le viol me donne l’impression que je ne vais pas me faire violer, écrire sur la mort des enfants me donne l’impression que les miens vont survivre. C’est un combat contre moi-même, ma gêne, ma petitesse, ma honte, ma mesquinerie...».
Evoquant son enfance au Maroc, Leila Slimani estime que sa mère comme son père ont beaucoup souffert de l’éducation des années 1940-50 parce qu’on ne les considérait pas, on ne les protégeait pas… «Mes parents ont voulu nous élever à l’inverse de ça: nous donner le plus de place possible. Même si pour mon père, c’était très important de tracer une frontière entre adultes et enfants. Pas pour nous exclure, mais pour nous dire: «Profitez-en». Mais bon, j’ai détesté l’enfance…», explique-t-elle. «C’est horrible! On est toujours dépendant des autres, personne ne vous prend au sérieux, il faut toujours demander, on vit sous des ordres: c’est une dictature», ajoute la romancière.
Pour ce qui est de son roman «Chanson douce» qui va être adapté, en France et aux Etats-Unis, dans deux productions différentes, Leila Slimani précise que  «pour le cas français, le film est terminé: on m’a envoyé le scénario, demandé mon avis, j’ai eu la chance de tomber sur une réalisatrice [Lucie Borleteau] et des producteurs très délicats. On m’a invitée aux premières projections mais tout s’est fait de manière assez informelle et on ne m’a pas imposé quoi que ce soit. En revanche, pour le film américain, je m’impliquerai plus, parce que j’ai envie de donner un angle».
Comme chacun le sait, la place des femmes est une des principales préoccupations de l’auteure marocaine. Pour ce qui est du cas marocain, elle estime que les femmes se sentent déjà plus fortes. «Il y a 15 ans, on se faisait harceler et on se disait entre nous «Oh allez, ça va quoi. Arrête». Aujourd’hui, on se sent plus légitimes et on se dit qu’on pourra peut-être compter sur une solidarité féminine. Je vois des filles géniales, fières, qui ont envie de changer le monde pour leurs filles, pour leurs sœurs, pour les générations qui viennent. Je suis plutôt optimiste», dit-elle.
En ce qui concerne ses propres objectifs,  Slimani dit vouloir revenir à l’émotion, à la poésie, à la langue, à une forme d’humilité. «L’attention des autres et des médias peut beaucoup abîmer», souligne-t-elle. Et ses espoirs ? «En ce moment, j’ai plus de craintes que d’espoirs, je dois dire», affirme-t-elle. «Le monde est en train de prendre une tournure vraiment bizarre. On est toujours aveugles face au présent. Peut-être qu’on est en train de glisser vers les dictatures, vers le populisme. Il y a une libération de la parole raciste, du mensonge politique, d’une déferlante de haine qui me fait peur. Mais peut-être que je me trompe», conclut la jeune romancière.


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