Lecture dans le dernier livre de Leila Slimani

Vendredi 18 Février 2022

Lecture dans le dernier livre de Leila Slimani
Leila Slimani vient de publier la deuxième partie de sa fresque familiale « Regardez-nous danser », après « Le Pays des autres ». Dans ce roman, elle continue de s’intéresser aux situations des femmes au Maroc après l’indépendance et à l’héritage culturel du colonialisme. Inspiré de sa propre histoire familiale, elle y raconte le Maroc des années soixante, déchiré entre l’héritage colonial et le repli sur les traditions.

« Quand la France a quitté le Maroc en 1956, il y avait 20 médecins marocains, 9 avocats, 9 pharmaciens. Vous imaginez bien qu’on ne peut pas construire un pays avec si peu de gens. Cela interroge cette fable de la mission civilisatrice de la colonisation. En 1960, il y avait 7000 coopérants français au Maroc, donc toute cette jeunesse-là est évidemment occidentalisée, influencée par mai 68 », déclare Leila Slimani à la presse après la publication de son roman.

« Cet héritage colonial va donner un Maroc tiraillé entre deux mondes : une vie à l’occidentale et une vie traditionnelle et conservatrice».

« Qui sommes-nous ? C'est la question qu'on se posait à cette époque. Mais je crois qu’il ne faut pas minimiser la fin de la colonisation. Ce n’est pas parce qu’en 1956 on s'est retrouvé autour d'une table et qu'on a décidé que la colonisation politique est finie, que les gens arrêtaient d’être colonisés. Il faut imaginer que finalement c'est comme une espèce de toxine qui continue à couler dans votre sang », affirme la romancière.
Mon propre père, je me souviens qu ’il ne pouvait pas lire un journal en arabe, et il y avait une forme de très grand chagrin
Pour Leila Slimani, l'objectif de cette trilogie était de donner au Maroc une dignité romanesque car il en était un peu dépourvu.

« Je crois que j'avais le sentiment que pendant longtemps, on traitait les pays du Maghreb de manière peut-être un peu trop exotique, un peu trop folklorique. J'ai été élevée, comme beaucoup de gens malheureusement, avec cette idée qu'un roman européen ou un roman américain est universel, parle à tout le monde, et on vous conditionne à penser l'inverse d'un roman marocain ou un roman sénégalais. Ils nous disent que c'est intéressant mais finalement c’est exotique. C'est un documentaire, ça ne parle pas à tout le monde. Ce que je voulais, c'était créer, écrire un roman qui puisse parler à tout le monde, que tout le monde puisse s’identifier à un personnage qui s'appelle Mehdi ou Mohamed».

« Pour un roman qui est historique où la question des traces est importante, je me pose sans cesse cette question : quelle trace les femmes laissent-elle ? Les hommes ont fait les guerres, ont reçu des médailles,… Quelles médailles les femmes ont-elles reçues pour leur implication dans l'histoire ? Est-ce qu’elles possèdent leur corps? »

Elle a fouillé dans la mémoire de la génération post-indépendance du Maroc, l'époque à laquelle se déroule le roman, et interrogé ceux qui l’ont vécue.« La première réaction des gens était de me dire que c'étaient des années merveilleuses, une sorte d'âge d’or où on dansait, faisait la fête, écoutait de la musique américaine qui nous venait des bases américaines, allait à la faculté,…Après, on allait au cinéclub, débattait avec Roland Barthes qui était professeur à Rabat, et il y avait Jacques Brel qui donnait des concerts au Maroc. Mais peu de personnes me parlaient de cet aspect très noir, les émeutes de Casablanca, puis les tentatives d'attentats contre le Roi Hassan II,… Donc j'ai voulu essayer de comprendre comment ces gens avaient vécu.
Quand la France a quitté le Maroc en 1956, il y avait 20 médecins marocains, 9 avocats, 9 pharmaciens, vous imaginez bien qu ’ on ne peut pas construire un pays avec si peu de gens
Leila Slimani pose beaucoup de questions sur cette génération de l’après-indépendance du Maroc, sur son vécu, sur le côté blanc et noir de sa mémoire sans trouver de réponses convaincantes.

Elle a fouillé dans les secrets de son père qui est de cette génération. « Je ne cherche pas à dévoiler des choses qu'il m'aurait cachées, mais j'essaye de comprendre comment il a vécu. J'essaye surtout de comprendre à quel point ça a dû être difficile pour l'homme qu'il était, donc incarné par Mehdi, d'être un jeune garçon plein de vie, qui vient d'un milieu populaire de la ville de Fès, qui va se retrouver à l'école coloniale. Alors il porte le nom de Mehdi, c'est évidemment aussi une référence à Mehdi Ben Barka. »

« De cette génération qui va se retrouver totalement arrachée à son propre pays, à sa propre famille, ce sont des gens qui vont avoir le sentiment d'être étrangers chez eux. Mon propre père n’arrive pas bien à écrire l'arabe. Je me souviens qu’il ne pouvait pas lire un journal en arabe et il y avait une forme de très grand chagrin, de très grande mélancolie parce qu’au soir de sa vie, on se dit finalement; mais qui je suis? Est-ce que je suis chez moi? Je vis dans mon pays, je me bats pour mon pays et en même temps, j'ai le sentiment de ne pas en faire totalement partie. Et c'était cette mélancolie que je voulais raconter à travers ce personnage ». C‘est ça le nouveau roman de Leila Slimani : il pose beaucoup de questions sur toute une génération de l’après-indépendance du Maroc. Est-ce qu’on a des réponses ? Regardez-nous danser, vous en apporterez peut-être.

Youssef Lahlali

​Youssef Lahlali

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