Le Roi n’avait pas été averti en temps utile: Israël qui savait tout ce qu’Oufkir faisait garda le silence en raison de ses relations exceptionnelles avec lui et n’avertit pas le Monarque même si celui-ci avait une position très modérée par rapport au conflit arabo-israélien et pouvait arrondir les angles lors de possibles négociations.
La France avait seulement suggéré au Roi d’écourter son séjour en France et de rentrer d’urgence au Maroc. Le tandem Nixon-Kissinger savait tout. Puis vint l’apurement des comptes: la fermeture de la base américaine de Kénitra, en pleine Guerre froide; la marocanisation contre les intérêts français; l’envoi d’un contingent en Egypte et en Syrie pour punir Israël et calmer les tenants du nationalisme arabe au Maroc. Si le Roi expliqua l’échec de la première tentative (1971) en disant que c’était un coup d’Etat de sous-développés, il s’abstint de ce genre de commentaires en 1972.
La menace devenait plus concrète. Ceux qui l’ont bien connu savent qu’il ne croyait ni aux coïncidences ni au hasard; ce serait donc lui faire injure de supposer que les effets de ses décisions n’étaient pas voulus par lui; et si on jugeait son action selon ce déterminisme absolu, on dirait que son action produisit les tentatives de coups d’Etat, de même que son action lui permit de les surmonter. Si l’on se tient à ce déterminisme absolu, on peut avancer que le Roi connaissait les risques de sa politique et les maîtrisait puisqu’il put défaire tous ses adversaires. Il put se passer de tous les représentants du nationalisme et gouverner seul; de même qu’il put se passer des hommes forts de l’armée et gouverner. Ce qui sauva finalement le pouvoir fut que ses ennemis, militaires ou civils, firent tous preuve de précipitation et avaient tous des vues hétérogènes quand ils déclaraient avoir le même adversaire.
L’extrême fragmentation sociopolitique ne manqua pas de se communiquer à l’action des adversaires du régime. La loi de nécessité à laquelle se conformait Hassan II se fondait sur cette réalité sociopolitique qu’il jugeait impossible à transcender autrement que par l’autocratie. Hassan II n’avait pas tort de minimiser les risques putschistes : son armée, comme il le dit lui-même, n’avait pas une homogénéité apte à créer un esprit de corps opérationnel (on l’a vu avec la guerre des clans au cours du coup de Skhirat), de même que les putschistes n’avaient pas un plan national de prise de pouvoir mais voulaient s’emparer de l’Etat en s’emparant de la personne du Roi.
C’était le reflet parfait de leur sentiment d’ancrage dans la société marocaine : ils ne la comprenaient pas et ne voulaient pas l’écouter; le civil était l’ennemi ; l’armée et la société se tournaient le dos et cela le Roi le savait aussi. En plus, cette armée avait un leadership ambivalent, les officiers coloniaux marocains étant divisés entre une allégeance au Roi et une identité française ou espagnole. Sur un plan stratégique, l’articulation avec les partis nationalistes ne peut cacher qu’Oufkir et ses alliés politiques agirent du point de vue militaire seul.
Au total, la tentative de putsch de 1971 s’interprète comme un mouvement de colère contre les nantis, la classe politique et l’entourage du Roi et l’attaque aérienne contre le Roi (1972) était une action opportuniste sans plus. Tout cela visait à tenir le peuple loin de la décision politique. Le Roi tenta une nouvelle ouverture en direction de la Koutla (23 septembre 1972) mais celle-ci le rendait responsable des «secousses sanglantes engendrées par le pouvoir absolu» A. Bouabid réclama une «Assemblée nationale constituante et législative». Hassan II se contenta d’élargir quelque peu la base sociale de son régime : la marocanisation venait consolider les classes traditionnellement alliées à la monarchie (latifundiaires, bourgeoisie); la même année cependant, 90 000 ha furent distribués aux paysans, presqu’autant qu’entre 1956- 1971.
Il fallait réduire leur frustration. Parallèlement, le Souverain décida d’accentuer la répression pour dissuader les putschistes (Tazmamart) tout en offrant un exutoire aux officiers supérieurs : ils furent encouragés à faire fortune; l’affairisme et l’enrichissement éloigneraient les officiers supérieurs de la politique, thèse qui se révéla parfaitement correcte depuis 1972. Quelques mois plus tard, une insurrection improvisée éclata au Moyen-Atlas. Les deux tentatives de coup d’Etat avaient provoqué une certaine agitation dans le Maroc périphérique, selon un axe Nord/Sud-est et qui remonte à travers le Haut-Atlas pour atteindre la région de Khénifra. Fqih Basri pensait que le pouvoir était par terre et qu’il suffisait de se baisser pour le ramasser.
Apparemment, Fqih Basri voulait créer par des actions, même peu coordonnées et dispersées, un climat d’insécurité favorable à un coup d’Etat et si l’insurrection prenait, c’était encore mieux.
Le Tanzim organisa l’attaque (selon la théorie des focos : création de foyers insurrectionnels, points de fixation qui iraient en grandissant) comme une fête : étant dans le ventre du Makhzen, il se croyait maître du Sud du Maroc et de l’Oriental et ne prenait aucune précaution particulière. Les actions entreprises pour déstabiliser le régime se révélèrent finalement peu significatives (Moulay Bouazza, mars 1973).
L’UNFP était incapable d’organiser une révolution, même si elle l’annonça clairement (1962) ; attendre d’une action de commando qu’elle donne le signal à un soulèvement populaire en l’absence de tout encadrement était au moins une illusion (1973); on peut aussi penser à cet égard à ce conseil de Machiavel : le prince peut se choisir de piètres adversaires pour en triompher aisément et sortir grandi d’un conflit qu’il peut présenter comme crucial et comportant des risques énormes pour lui.
Les problèmes organisationnels de l’UNFP se retrouvaient au niveau du Tanzim : «Parce qu’en l’état, notre organisation n’est ni politique, ni révolutionnaire, ni solide», observait Mohamed Bennouna alias Mahmoud, chef des insurgés. Ajoutant avec une lucidité extrême : «L’analyse reste chez nous une illusion et une chimère». La thèse de M.Bennouna est que cette insurrection bâclée devait servir de couverture à la préparation d’un coup d’Etat de A. Dlimi puisque, semble-t-il, celui-ci rencontra Fqih Basri au Caire, B. Figuigui ayant été leur intermédiaire. Mais il est très peu probable que A. Dlimi ait planifié un coup d’Etat quelconque à cette date.
A suivre