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Le livre : Théocratie populiste, L’alternance, une transition démocratique?


Mardi 9 Septembre 2014

Le livre :  Théocratie populiste, L’alternance, une transition démocratique?
On parlait souvent à la faculté de cette capacité de nuisance du doyen qui fit plus d’une victime à Marrakech, d’où ce dialogue que j’eus avec un collègue, militant de l’USFP : «- En tout cas, moi, il ne peut pas me toucher. - Et pourquoi donc? - J’ai le parti derrière moi. - Et moi, il peut me nuire? - Bien sûr, si tu n’as personne pour te défendre. - D’accord, mais note bien que ce n’est pas un droit qui te protège, c’est seulement ton groupe qui te permet de rester à l’abri. - En effet. - Sache que dans l’esprit de celui qui peut te nuire, en l’occurrence ton doyen, tu possèdes seulement un privilège, de sa part, ou de celle de ton groupe ou des deux, et que si l’un ou l’autre t’abandonne, tu es cuit. - Tout à fait. Mais on en est là. » Bref, tout était entaché de clientélisme ; pour accéder au droit, il fallait un parrainage par des tribuns informels qui pouvaient servir d’intermédiaire et piloter adroitement le demandeur jusqu'à celui qui prendra la bonne décision pour lui. 
Tous ceux qui voulaient de moi comme client en furent pour leurs frais ; entre le droit et le clientélisme, je choisis le droit ; il n’y a pas de liberté quand toutes les activités normales d’un individu : se cultiver, penser, enseigner, vivre sont le produit d’une faveur. J’eus très tôt le souci de mon indépendance. Je voulais la défendre en restant dans la mesure du possible vivant. Aussitôt que je me familiarisai avec la pensée moderne, j’en appliquai les concepts au monde arabo-islamique ; sachant que la Librairie philosophique J. Vrin acceptait de publier mon ouvrage sur Ghazālī, le doyen me proposa de le faire éditer par la faculté; un zèle suspect. 
Je déclinai cette offre inique, ce qui le fit enrager ; il me dit en substance : «Je ne suis pas une pute pour me faire publier à Paris.» Il avait tout simplement oublié qu’il était l’auteur d’un ouvrage paru dans la même ville. 
Il ne savait plus ce qu’il disait ; ou plutôt ceci : il pouvait me dire cela parce qu’il savait que je n’avais plus le temps d’en faire état (juillet 1992). S’il le croyait, c’est qu’il était bien renseigné. 
Je fus exclu deux fois de l’Université; une première fois parce que je corrigeais les épreuves de mon livre à Paris (1992); mon salaire fut suspendu et mon sentiment de prolétarisation s’en accentua. 
La deuxième fois (1995), je finissais d’écrire un ouvrage dans une grande université européenne où j’enseignais en tant que professeur invité. Cette passion de la recherche me mit en difficulté; le doyen jugea qu’une année supplémentaire de recherche postdoctorale passée dans une université européenne, dans le cadre de la coopération internationale, était passible d’une expulsion de l’Université marocaine. 
Après quatorze années de travail et sans aucune indemnisation. Or, le droit à la recherche fait partie des attributions de l’enseignant-chercheur. Nombreux étaient les collègues qui cumulaient deux salaires : ils enseignaient à l’étranger et bénéficiaient d’un détachement de plusieurs années, sans publier un seul article. Il est vrai qu’on ne pouvait leur reprocher aucune contribution scientifique dans aucun domaine. 
A-t-on le droit de faire de la recherche universitaire sans être pénalisé dans ce pays ? Il est vrai aussi que j’avais proposé à Amnesty International, durant mon séjour en Angleterre, de mettre à sa disposition ma connaissance du monde islamique et de la pensée politique en Islam pour promouvoir les droits de l’Homme ; mais l’association, bien pourvue en experts, n’eut pas besoin de moi. Au Maroc, la compétence est ressentie comme un mal dont il faut neutraliser le porteur, à défaut de le guérir. 
On ne peut pas fonder des universités et exclure les professeurs les plus méritants, à moins qu’on n’attende pas grand-chose de ces établissements; on ne peut davantage aliéner le droit à l’épanouissement intellectuel dans des arrêtés administratifs ouvertement hostiles aux intérêts du pays. S’il y a un mot que ce doyen avait banni de son lexique, c’était la circonspection; à l’époque, on punissait l’intention supposée d’autrui; on punissait selon les calomnies et le caprice; on punissait encore celui qui contrariait nos désirs. 
On retiendra du décanat de cet individu qu’il était un professionnel de l’humiliation d’autrui. Après mon expulsion, mes collègues déplorèrent ce qui leur sembla une vengeance personnelle, mais ils ne m’invitèrent qu’à rejoindre la cohorte des victimes ; quelques-uns firent avancer leurs affaires en soutenant contre moi le doyen. 
Je croyais que mes collègues allaient se solidariser avec moi; nombreux firent les étonnés lorsque je leur parlais de ma révocation. Je ne peux leur en vouloir. Certains avaient un sentiment d’impuissance abyssal, d’autres agirent par opportunisme. 
La précarité n’explique pas tout, mais elle emporte ce qui reste de bon sens. Si quelqu’un était confronté à la machine administrative ou à l’appareil d’Etat on lui disait : «Tu n’as qu’à ne pas être une victime». Ce qui signifie: renonce à tes droits! Les victimes sont rarement plaintes. On plaint souvent les bourreaux. 
Durant ces dernières années, j’ai moins souvent entendu quelqu’un déplorer le sort de ceux qu’on torturait que les regrets réitérés çà et là après le limogeage du ministre d’Etat de l’Intérieur, D. Basri. D’où la conclusion suivante : la responsabilité de l’État et de la société dans les excès de pouvoir et le développement de l’arbitraire est conjointe ou n’est pas. Il faut que les Marocains se résolvent à cette dure réalité. La haine dont étaient capables certains enseignants pour leurs collègues n’avait souvent aucun contenu politique et était purement subjective. 
Le cynisme semblait le moyen d’éviter la dépression. Un jour, je parlais avec un collègue de la stagnation de la faculté et de l’inutilité de ce doyen, A.B. me fit observer : «D’un certain point de vue, il est très utile. Rien ne marchera dans cette faculté. » Il voulait dire que son rôle était d’étouffer toute créativité dans cet établissement. 
Dans l’ensemble, il y réussit. Le but du doyen n’était pas de faire accepter le régime et d’intégrer les intellectuels mais d’utiliser le régime à son propre profit, quitte à accroître le nombre des mécontents ; l’idée était de faire fortune avant l’effondrement de tout le système. On ne parlait que de l’imminence de la révolution et on s’en mettait plein les poches. Ces agents de la répression étaient aptes à radicaliser toutes sortes de petits-bourgeois frileux, à transformer des esthètes inoffensifs perdus dans leur égo en esprits critiques aguerris. Lorsque je demandai en 1994 au directeur de l’enseignement supérieur : «Est-ce que mes publications peuvent me valoir quelque considération?» Il me répondit : «Même si vous publiez un livre par jour (le chercheur en tant que poule pondeuse ?), vous êtes à la merci de votre doyen». 
Un conflit idéologique 
Il fallait s’autocensurer même en recherche universitaire. M. Arkoun me l’avait aimablement conseillé: «Mettez de l’eau dans votre Ghazālī», mais je ne voyais pas pourquoi on ne traiterait pas politiquement un homme politique, puisque ce théologien était conseiller à la fois des cabbassides et des Saljūqides. De fait, ceux-ci avaient « imposé une politique religieuse dogmatique, [ce qui] explique l’émergence de Ghazālī comme penseur officiel. Cette relation organique apparaît dans son discours idéologique et politique et dans son interprétation de l’histoire».
 Ghazālī traita les philosophes comme un parti politique à détruire; en révélant cela, je critiquais la politique de l’enseignement supérieur tout à fait hostile à la philosophie à l’époque.  


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