Le livre. Demain l'âge d'or de Jacque Heitz (suite L)


Libé
Dimanche 2 Mai 2021

- Mais Papa, ça fait 20 ans que j’ai divorcé. Je vis seul à Bruxelles.
- Ah ! oui ? Tu es un malin toi, pas comme moi. Il se tait. Je crois qu’il regrette d’avoir parlé. J’ai été longtemps hanté par ces paroles : «fils de personne». Ou fils d’un père absent même quand il est là ? Je lui en ai voulu, adolescent, j’étais en colère contre ce fantôme muet, si docile à ma mère, si craintif. Pouvait-il être autrement le petit garçon né au début du siècle ? Sa sœur décéda quand il naquit. Ses premières sorties: accompagner sa mère au cimetière. Il la regardait pleurer sur la tombe de la petite Jeanne. Elle accordait toute son attention à la morte et négligeait son fils vivant au point d’oublier d’aller le chercher à l’école. Peut-on se sentir exister, peut-on se sentir quelqu’un quand on est délaissé par sa mère?

Allait-il, devenu «grand», et comptable, accéder à plus d’autonomie ? Sa sœur aînée, mal mariée avec un alcoolique, avait quitté la maison. Lui y resta avec sa mère et son autre soeur, célibataire et joviale malgré la lourde tâche de prendre soin d’une vieille dame acariâtre. J’aimais beaucoup cette tante qui se nourrissait exclusivement de blancs de poulet, de Martinis, de bières trappistes et de chocolat. Ce régime étonnant la mena en bonne forme jusqu’à 90 ans. Elle traitait son frère comme un gamin quand nous rendions visite à la «grandmère». Nous habitions encore à Bruxelles, j’avais donc moins de 8 ans. Il ne fallait pas bouger et ne faire aucun bruit pour ne pas incommoder la vieille dame. Ma mère nous donnait des livres et des crayons de couleurs pour nous occuper. La vieille dame me paraissait une très très vieille dame, assise toujours à la même place dans son fauteuil près de la fenêtre, couverte de plaids et de châles. Je ne savais pas à l’époque que mon père avait vécu avec elles jusqu’à son mariage à 40 ans. Il passa donc directement du joug maternel au joug conjugal. Est-ce cela, papa, que tu as essayé de me faire comprendre en me disant que tu n’étais personne ?

Je mets mon masque, je vais m’attaquer dans le garage aux malles monumentales, presque impossibles à déplacer, saupoudrées de décennies de poussière et agrémentées de toiles d’araignées et de deux ou trois scorpions acharnés à survivre malgré mes coups de sandale. Je tousse et étouffe, ahane et transpire, je maudis le monde entier et en particulier Odile qui se dore sur les plages près de La Rochelle et ma soeur préparant tranquillement sa classe dans la fraîcheur bruxelloise. Je pousse, je tire, je traîne, je jette, je jette, je jette. Déjà 4 sacs pleins pour la déchetterie. Je gagne la cuisine, j’enlève mon masque devenu tout gris, je vide une bouteille d’eau. A faire peu à peu disparaître les vestiges du passé, est-ce que je me libère ? Est-ce que j’efface la mémoire ?

Ma sœur au téléphone. Pas encore remise de sa visite à l’hôpital gériatrique. Lucide ou sénile, ma mère ne dit à sa fille que des choses désagréables. Je l’exhorte à la patience, à la distance. Elle me demande de ne pas oublier de lui rapporter le joli petit calendrier qui est sur le mur du couloir. Il sera très bien dans sa salle à manger. Je me mets à hurler, déchaîné : 
 Joli ! Il est joli le petit calendrier ! Tu te fous de moi ? Je suis tout seul ici à me débattre avec les huissiers, les scorpions, les araignées et les vautours et tu viens me parler d’un petit calendrier ! As-tu la moindre idée de ce que je vis ici ? Oui, probablement sinon tu n’aurais pas foutu le camp, espèce de lâcheuse !
- Comment ça des huissiers ? s’affole-t-elle.
- Evidemment. Papa ne réglait plus les factures depuis longtemps. Il y en a pour de sacrées sommes en amendes, en majorations.
- Mon dieu, comment allons-nous faire ?
- Nous ? Pour toi c’est réglé, tu ne feras rien comme d’habitude. Moi, j’ai envoyé à tous les organismes des certificats médicaux attestant de la sénilité des parents.

Je lui parle de ma fatigue, de ma tristesse, de mes allergies. N’est-ce pas la moindre des choses qu’elle partage au moins un peu mes états d’âme au lieu de se préoccuper d’un petit calendrier? Non mais sans blague, de qui se moque-t-on? D’ailleurs je n’y ai jamais fait attention, à ce petit calendrier. Je peux vivre des années avec sous les yeux des objets que je ne remarque pas. Elle a dit : dans le couloir. Je le regarde maintenant. C’est comme si je ne l’avais jamais vu. Un Matisse très lumineux. Je le décroche. Il laisse un rectangle plus clair sur le papier peint du mur. Je le glisse dans mes papiers personnels. Ma colère est tombée. Allez ! on lui ramènera.

Revenu au garage, masqué à nouveau, je m’attaque à la serrure rouillée d’une malle que mes parents n’ont pas dû ouvrir depuis qu’ils ont emménagé ici. A l’intérieur, une lampe cassée, des abat-jour, une bâche (ça peut toujours servir disait ma mère, vous voulez tout jeter, on voit bien que vous n’avez pas fait la guerre). Un vieil imperméable verdâtre, un peu comme une toile cirée, avec une capuche informe. Je reste fasciné, envahi de souvenirs.

Je reviens de l’école avec mes copains. Je suis à Bruges, devant le Gruuthus. J’aperçois ma mère plus loin. Une démarche saccadée, pesante, les talons frappant fort le pavé. Les sourcils froncés, le front buté, elle semble en vouloir au monde entier. Elle porte cet affreux imperméable et va droit devant elle, sans regarder personne. Elle a l’air d’une folle. Elle est dans une de ses mauvaises périodes et menace d’aller se jeter au canal deux fois par semaine. Et moi, je suis envahi par la honte, je voudrais devenir invisible, que mes copains ne sachent surtout pas que cette folle, c’est ma mère. Un camion providentiel s’arrête juste entre elle et le groupe d’enfants. Il nous dérobe à sa vue. Je fais lentement le tour du camion pour me retrouver dans son dos. Elle s’éloigne. Sauvé ! Mais j’ai honte d’avoir honte, d’avoir voulu disparaître, rentrer sous terre. Je contemple cet imperméable. Disgracieux certes. D’une vilaine couleur. Pourquoi portait-elle une telle loque ? Je surmonte ma répugnance et fourre cette horreur dans un sac à destination de la déchetterie.

Dans la malle toujours, un autre tissu, marron celui-là, pas bien beau lui non plus. Un gros manteau pelucheux, bien lourd, à l’origine d’une autre blessure, pour ma sœur cette fois. Il appartenait à la mère de ma mère, autre vieille dame grincheuse (il y en a eu beaucoup dans ma famille) si différente de mon grand-père, lion superbe et généreux selon sa fille. Quand elle mourut, ni ma sœur ni moi n’avons éprouvé le moindre chagrin. Mais ma mère obligea Liliane à porter le vêtement de la morte, objet de risée de la part des filles de sa classe. Encore aujourd’hui, elle ne peut en parler sans que sa voix tremble.

Pauvre sœur ! Ce que ma mère lui a fait subir ! Volontairement ou non, je ne sais. J’ai été brusque avec Liliane au téléphone. Je le regrette. Elle a beau être exaspérante, je la rappellerai ce soir, je serai gentil, «J’ai mis de côté ton calendrier». Deux voyages à la déchetterie. Puanteur et corbeaux croassants. De retour, en arrosant le jardin, je décide d’arrêter le travail. A chaque jour suffit sa peine, les rangements ont bien avancé, j’aurai fini dans les temps. Maintenant le plaisir de la cueillette. Le voisin Bon Samaritain me prête son échelle et reste en bas, la tenant fermement pendant que je grimpe à la récolte des mirabelles. Chaudes, gorgées de soleil, fondantes, irrésistibles. Je redescends de l’arbre avec deux pleins seaux de fruits, en donne un au voisin. (A suivre


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