Le dernier (*) Mohamed Bahjaji. “Le Théâtre au Maroc, perspective de questionnement”


Libé
Dimanche 16 Avril 2023

La critique théâtrale est une pratique littéraire et artistique très nouvelle au Maroc.  Je ne vais pas m'aventurer à en faire l'historique. En dehors de quelques écrits journalistiques sur l'activité des années vingt, un peu à Tanger et à Fès, nous n'avons pas d'autres traces.

A l'époque de Molière, déjà, la critique était trop présente.  L'un des éminents critiques, Boileau, était tout le temps à côté de Molière. Il ne faisait  pas que de la critique, il le conseillait, comme par exemple quand il lui disait : "A ton âge, au lieu de jouer, écris pour les jeunes". Pour lui démontrer qu'il était encore capable de jouer Scapin, Molière présenta devant lui cette fameuse et terrible comédie « Les fourberies de Scapin ». Ce à quoi, enragé, le célèbre critique et homme de lettres ne pouvait répondre que par ces vers :

« Dans ce sac ridicule où Scapin s’enveloppe,
Je ne reconnais plus l’auteur du « Misanthrope » 
(une des meilleures pièces théâtrales de Molière).
Quant au Maroc, il fallait attendre l’introduction du théâtre à l'université marocaine grâce, entre autres, aux professeurs Mohamed Berrada et Hassan Mniai, ainsi que leurs contributions pour pouvoir parler de critique théâtrale au Maroc.

Les élèves de deux éminents professeurs avaient ouvert le chemin à cette nouvelle pratique littéraire et artistique dont Mohamed Bahjaji est un des brillants membres, avec cette particularité d’avoir fréquenté, dans sa jeunesse, la maison des jeunes de Bouchentouf à Casablanca. Ce qui lui avait permis de comprendre très vite l'alchimie du spectacle théâtral et de devenir par la suite auteur dramatique parmi les grands que connaît notre pays.
Mohamed Bahjaji est joué et applaudi partout au Maroc, dans le monde arabe, à Paris à l’Institut du monde arabe. Ses textes ont été déclamés par la grande Touria Jabrane…Sans parler d’une triomphale tournée en Algérie…

Contrairement à certains autres critiques, Mohamed Bahjaji ne pratique pas le journalisme boutiquier en écrivant sur tous les spectacles. Bien au contraire il est sélectif dans ses choix, ce qui lui donne déjà une idée sur la première matière.

Par ailleurs, il avait le privilège d'écrire dans les plus grands quotidiens, "Al Moharrir", d’abord (avant son interdiction) puis "AL Ittihad AL Ichtiraki". Ce qui confère une importance particulière à ses papiers devenus, par la suite des manifestes politiques. Le théâtre n'est-il pas une pratique politique? Ses écrits permettent de dater et de situer les successives périodes de l'évolution de son écriture en même temps que l'évolution de la pratique théâtrale au Maroc. Citons quelques-un de ses livres :

«Les traces du texte »  1991
«Le bal masqué» 1996
«La rhétorique de l’ambigu » 2012
«Touria Jabrane : dynamique du hasard et du choix » (livre collectif, sous la responsabilité de Mohamed Bahjaji)
«Catharsis » 2014
«Mohamed Miftah – les étapes de la célébration » 2015
**
 «Al Batoul » 1998  
« Alayta Alik » 1999
« Le Général » 2000
« Femme furieuse » 2001
 
Rappelons que Mohamed Bahjaji fut un éminent membre du cabinet de la ministre de la Culture Touria Jabrane, membre de plusieurs jurys de festivals de théâtre nationaux et arabes. De ce fait quand il parle du théâtre et de l'Etat, il sait de quoi il parle puisqu'il les aborde en fin connaisseur,

Je suis heureux de présenter aux lecteurs son dernier ouvrage « Le Théâtre au Maroc, perspective de questionnement - Lecture de la critique et de la création », publié par le Centre international des études du spectacle (Série n° 70 - 2022)
L’ouvrage brasse bien des aspects de l’activité théâtrale marocaine en sept larges chapitres, présentés comme suit :

1 – Abdellah Laroui : chercheur et auteur dramatique.
« L’Homme du souvenir » ou la tragédie de la rencontre et de la rupture.
Mohamed Bahjaji nous fait découvrir un Abdellah Laroui peu connu du large public. A la fin des années cinquante et au début des années soixante, au cours de sa première jeunesse, Abdellah Laroui écrit une pièce théâtrale : «L’Homme du souvenir», en 1958. Par la suite, il traduit un des plus importants textes d’Henri de Montherlant : « Le Maître de Santiago», en 1966, réédité en 2013 sous le titre de : «Le Sage de la Confrérie».

A cette époque Abdellah Laroui cherchait à approfondir ses connaissances sur le théâtre arabe, notamment à travers les écrits de Taoufik Al Hakim, Ahmed Chawki, Ali Ahmed Baktir. Son appréciation générale n’était pas positive.  Pour lui Ahmed Chawki n’a pas pu libérer, l’histoire de son aspect absolu, comme Tawfik Al Hakim n’a pas bien assimilé le patrimoine arabo-islamique pour nourrir son œuvre de cette richesse. Il pense également que la société arabe n’a pas réussi à donner au théâtre une dimension épique. Il convient ici de faire remarquer que Mohamed Bahjaji se limite à exposer sans les commenter les idées d’Abdellah Laroui.

2 – Aspects du projet de la critique théâtrale de Hassan Mniai.
Dans le souci de donner une idée large et complète sur l’œuvre et la contribution de Hassan Mniai, Mohamed Bahjaji a pris comme référence deux principaux ouvrages de l’auteur :
« Recherches sur le théâtre marocain », 1974.
« Lectures sur le nouveau théâtre et le théâtre de l’immigration arabisée », 2019.
Dans le premier livre, Hassan Mniai s’arrête sur l’idée de « pré-théâtral ». Pour lui, ce concept montre que nous étions encore face à un théâtre à ses débuts mais qu’il va progressivement évoluer jusqu’à à atteindre un niveau artistique et esthétique à la hauteur du nouveau théâtre dans le monde. Hassan Mniai suit avec assiduité et courage ce nouvel élan de la recherche, de l’écriture et des réalisations, de la jeune génération du théâtre marocain.

Il s’est donné une nouvelle responsabilité : l’enseignement et l’encadrement des recherches des étudiants pendant de longues années. Ainsi avec vaillance et abnégation, il a dirigé des travaux de recherches universitaires et orienté les jeunes étudiants dans les labyrinthes de ce théâtre.

Le deuxième livre s’articule autour d’une notion à la fois simple et compliquée : l’« après-drama ». (post-dramatique). Personnellement, j’avoue que je ne comprends pas ce que cela veut dire. Nous pouvons, selon cette logique, à juste titre, aller plus loin et parler de l’« après-roman », l’« après-poésie »…En fait Hassan Mniai résume tout cela par l’idée que les spectacles ne s’appuient plus complètement sur le texte (littéraire) mais s’enrichissent de scènes, d’espaces et de propos autres que verbaux. Il cite à ce propos, avec raison : Jawad Assadi, Mohamed Keghat, Mohamed Timoud, Houcine Hourri, Bousalham Daif et bien d’autres. Ces différents metteurs en scène ne placent pas spécialement le texte en haut de la hiérarchie des composantes d’un spectacle théâtral. Là où il se trompe, c’est que tous ces metteurs en scène partent d’un texte, quel que soit son statut dans le spectacle. Peut-on monter un spectacle théâtral sans un texte ?  Telle est la vraie question. La réponse évidemment est oui.

3 – Khalid Amine : « Le théâtre et les identités en fuite ».
« Critique pour la liberté et l’esprit »
Il s’agit bien sûr du titre du livre de Khalid Amine qui l’imagine jusqu’au bout de l’épée.
Les recherches de Khalid Amine s’inscrivent dans un grand élan de recherches s’inspirant de ses travaux marocains et de ceux qui sont le prolongement de sa carrière universitaire internationale.

4 – Les miroirs de Berthold Brecht au sein du théâtre marocain
« Le théâtre de l’étape » de Houcine Hourri comme exemple.
Houcine Hourri, (1946-1986) était un auteur doublé d’un poète, comédien, metteur en scène et meneur d’hommes. Tout de suite, il est rattrapé par le phénomène pour ne pas dire la mode des « communiqués » de tendances de théâtre. D’abord Abdelkrim Berchid et sa « Ihtifalia », suivi de   Guindi Salem…Houcine Hourri s’inscrit dans cette dynamique et lance son « premier papier du théâtre de l’étape » suivi d’un second. Un lecteur averti se rend compte facilement de l’influence de Brecht et de Saad Allah Wanous, qui sont ses références.

5 – Mohamed Kaouti, les couches du texte, ou les ambiguïtés (équivoques) de l’être et son ombre.
Mohamed Kaouti se distingue tout d’abord par ses multiples références. Il ne voit pas de contradiction entre ses sources bédouines, soufies, celles du patrimoine arabe et de sa culture française. Il a été à une époque comédien, défendant ses textes directement sur scène. Mohamed Kaouti a toujours beaucoup écrit, pour sa propre troupe «Salam Barnoussi» puis pour d’autres troupes professionnelles. Son projet a beaucoup de souffle et ne s’arrêtera pas là…

6 – Abdelouahed Ouzri : démarches pour la recherche d’un style.        
De 1987 à 2006, le théâtre d’aujourd’hui a pu se constituer grâce à la contribution de deux artistes, venus pourtant d’horizons différents : Touria Jabrane et Abdelouahed Ouzri. Il s’est tout de suite inscrit dans une dynamique de continuité avec  des auteurs marocains, arabes et étrangers.

7 – « Un autre ciel » de Mohamed Hour et « Nams… » d’Amine Nassour, une dynamique du renouveau dans les réalisations théâtrales actuelles au Maroc. Un tour d’horizon du théâtre marocain depuis ses débuts donne une large idée sur l’élan du développement de ce théâtre à tous les niveaux.

Cette introduction nous indique qu’une nouvelle aire traverse le théâtre marocain contemporain à tous les niveaux, nous vous en proposons deux exemples remarquables qui marquent de loin leur génération…

En conclusion, un livre doit débuter et s’achever. Mohamed Bahjaji a fait un choix que nous avons essayé de résumer. Un lecteur averti reviendra bien sûr aux sources pour avoir une idée plus nourrie.

Au-delà des exemples choisis à juste titre par Mohamed Bahjaji, d’autres contributions font largement leur place dans le théâtre marocain, notamment, un phénomène nouveau : l’entrée triomphale des femmes dans le domaine de la mise en scène réservé jadis aux hommes.

Par Abdelouahed Ouzri
(*) A ce jour.


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