La culture en détresse

A l’arrêt depuis plus de deux mois, le secteur culturel est au bord du gouffre. L’absence de perspective rapide de reprise n’arrange pas les choses.


Chady Chaabi
Mardi 2 Juin 2020

La culture en détresse
Mi-Mars tombait l’annonce de l’annulation pure et simple de la 19ème édition du Festival Mawazine-Rythmes du monde. Un coup de semonce qui avertissait la sphère culturelle nationale, encore insouciante, de la violence de la tempête à venir. Parallèlement, le confinement fermait salles de cinéma, théâtres, salles de concerts, musées, librairies, plongeant le pays dans un spectaculaire black-out culturel. 
Cette crise majeure est sans précédent par l’effarante synchronie des cessations d’activité et l’absence de perspectives à court et moyen termes qu’elle occasionne. Déjà échaudé depuis des semaines par les non-réponses du ministère de la Culture, sollicité sur la manière d’affronter la période, le milieu culturel vit particulièrement mal d’être tout simplement exclu des préoccupations gouvernementales. Massoud Bouhssine s’en est ému. Le président du Syndicat marocain des professionnels du théâtre a dénoncé publiquement l’inaction du gouvernement face à la détérioration de la situation des artistes depuis l’adoption de l’état d’urgence sanitaire. Ces derniers se disent abandonnés. Après avoir soutenu à l’unanimité sur les réseaux sociaux les décisions du gouvernement, ils pensaient qu’un «renvoi d’ascenseur» aurait été la moindre des choses. 
A présent, quelles réponses ambitieuses prévoir face au désastre en marche qui accroît toutes les calamités d’un secteur, faut-il encore le rappeler, par-delà tout ce qu’il cultive de nourritures spirituelles, pèse dans l’économie marocaine ? Une multitude de voix s’élèvent pour réclamer une remise à plat des politiques en la matière. La Confédération marocaine des organismes artistiques et culturels professionnels (CMOACP) a lancé une pétition qui a rassemblé jusqu’à présent plus de 600 signatures dont des intellectuels et des artistes pour la mise en place d’une stratégie publique de la culture et de l’art à destination de l’opinion publique. « La culture constitue un droit vital. Elle est le fondement de la liberté d’expression, l’intégrateur de la diversité et réducteur des inégalités entre les communautés et les peuples. Elle est aussi un moyen de partage efficace qui pondère les grands enjeux sociétaux grâce à son aptitude à déclencher des réponses cognitives et affectives à même de fédérer avec force et intensité », rappellent ses auteurs. 
L’effondrement qui guette est vaste. Il touche une variété d’acteurs dont les destinées sont chaînées les unes aux autres à des échelles allant de la production à gros budgets à l’artisanat local. Pour que la réponse des pouvoirs publics soit à la hauteur du défi, elle ne doit pas uniquement se contenter de prolonger les mesures de sparadrap et bouts de ficelle sans axe directeur des politiques culturelles depuis plusieurs décennies. La Fédération des industries culturelles et créatives (FICC) de la CGEM en est consciente. Elle estime l’impact économique de cette crise sur le secteur à 2 milliards de dirhams. « 100.000 emplois ont été directement impactés par cette crise sans précédent. Environ 1100 entreprises ont accusé 70% de baisse de leur chiffre d’affaires en moyenne. Des associations culturelles structurantes ont dû cesser leur activité», souligne la FICC dans un communiqué avant de s’offusquer : «Même avec une carte professionnelle, l’artiste est considéré comme «un travailleur de l’informel» dans le cadre du découpage retenu pour la distribution des aides monétaires directes, décidées pour lutter contre les effets économiques et sociaux du Covid-19».
Les industries culturelles considérées par la FICC comme « essentielles pour la reprise d’une vie sociale « normale » et pour la relance de secteurs stratégiques comme le tourisme, à travers l’animation des villes et des régions » comptent leurs pertes et boivent la tasse. Cela n’enraye pas pour autant l’optimisme de la FICC qui voit dans la crise du Covid-19 « une opportunité pour accélérer la réforme du secteur ». Dans ce cadre, deux axes stratégiques sont mis en avant. Le premier est basé sur une approche sociale afin de faciliter l’accès aux espaces de vie culturelle et sociale, pour stimuler le potentiel créatif des jeunes et favoriser leur épanouissement. Le second axe tient dans le développement des industries créatives et culturelles. Objectif ? Que les entreprises et professionnels qui opèrent dans ces filières bénéficient d’un écosystème favorable à l’émergence d’une réelle économie de la création. Et ce n’est pas tout. Des pistes ont été avancées par la FICC dans l’optique de préserver les emplois et assurer la relance du secteur des ICC. 
A commencer par une exonération des entreprises pendant 6 mois des charges liées à l’IR, la CNSS et l’AMO. Créer un fonds spécial d’urgence et de rebond pour soutenir les professionnels du secteur et la création toutes filières confondues. Ou encore, inciter les régions et collectivités territoriales à engager rapidement les budgets dédiés aux activités culturelles et créatives de l’année 2020. Sans oublier d’accompagner les porteurs de projets pour la reprogrammation des événements reportés ou annulés et la mise en place d’un calendrier événementiel adapté aux conditions de déconfinement. 
La rupture est là, béante. Si la crise a aussi ses bénéficiaires et ses effets d’aubaine, notamment pour les tenants américains de l’économie numérique (Netflix, Google, Amazon), elle a enfoncé encore plus toute la chaîne du livre. Le confinement a creusé un trou abyssal dans les revenus. Certes, les kiosques et librairies ont pu rouvrir depuis le 26 mai, mais comment reconstituer des déséquilibres déjà à l’œuvre avant la catastrophe ? « Nous allons tout droit vers une année blanche », s’inquiète Mohamed Barni, président de l’Association marocaine des libraires. Et de préciser :« Les membres affiliés à la CNSS ont bien bénéficié de l’indemnité forfaitaire de 2.000 DH destinés aux employés, mais sans aucune recette depuis mars, nous sommes dans l’incapacité de faire face aux charges fixes, telles que le loyer, l’eau, l’électricité ».
Là aussi, atténuer l’impact d’une crise née il y a quelques années à cause de la concurrence des écoles privées « qui vendent des livres directement aux élèves en contradiction avec leur vocation portant un coup dur au secteur », souligne l’association, une exonération des impôts arriverait à point nommé tout comme « l’allotissement de l’appel d’offres relatif à l’opération 1 million de cartables de manière à garantir un quota pour chaque libraire», propose ladite association.  C’est évident, l’attente et l’angoisse sont énormes. C’est tout un secteur qui patiente aujourd’hui et espère de l’Etat qu’il rendra les arts et la culture à leur ambition et vocation première de trésor commun et de service public. Déjà peu nombreuses, les salles de cinéma à l’agonie en sont le parfait exemple. Et l’incertitude quant aux conditions de leur réouverture ne fait que renforcer ce sentiment. 


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