Hommage au critique et chercheur Mohamed Soukri


Libé
Lundi 9 Avril 2012

Hommage au critique et chercheur Mohamed Soukri
Des témoignages ont été présentés lors d’une
rencontre
organisée par  «Les amis de Dionysos»
à Casablanca
à la mémoire de Mohamed Soukri.  
Notre confrère et écrivain Ahid Said et l’artiste Lahcen Zinoun rendent ici un hommage
au regretté.
Salut l'artiste.
Comme d'habitude, j'hésite à répondre au téléphone.
Et si, ce jeudi 23 février,  je n'avais pas  appuyé sur la touche «OK» de  l'appareil spoliateur de notre liberté d'être «Any where out of the world», selon le titre du poème de Charles Baudelaire, si j'avais succombé, cette fois aussi, à l'irrésistible manie d'ignorer l'infréquentable sonnerie, quel impact cela aurait-il eu sur le cours des choses?
Certes, la voix, triste à en crever, de Hassan Narraiss n'aurait pas résonné comme venue de l'au-delà.
Certes, durant quelques instants éphémères supplémentaires,  j'aurais vécu l'illusion de pouvoir te revoir. T'écouter et rester les sens éveillés devant le sérieux de tes approches et ton humour déferlant.  L'illusion que tu quitterais l'impénétrable calvaire de la maladie pour revenir. Revenir à Casablanca. Ton Casa que tu as toujours illuminé. L'illusion que tu briserais l'insoutenable malédiction de ton absence des cercles de tes amis pour retourner auprès d'eux. Retourner auprès de ces amis dont tu es le point de convergence, car ils viennent de sphères hermétiques  les unes aux autres.
On me fait remarquer que tu persisterais dans la voie de l'insoutenable malédiction de l'absence des cercles de tes amis. Est-ce vrai ? Qui alors fera la jonction entre ces territoires si imperméables les uns aux autres, si ancrés dans une adversité insensée : le cinéma et sa critique, le théâtre et sa pratique, l'analyse politique et son corollaire universitaire, le journalisme et les colloques savants… ? Et au-delà, qui guidera nos pas indécis au sein des passerelles tortueuses entre les langues académiques et usuelles que tu manies parfaitement? Ton français imposant, ton arabe raffiné et ta darija qui est synthèse de tous les parlers du terroir? Ton alphabet scrutateur des images en mouvement,  tes mots observateurs avertis de la chose publique, empreints d'oralité ou séquestrés par l'encre, et ta communication gestuelle ?
«Allah yarham al walidines»,  ne nous impose pas cet autre supplice.
Certes, si je n'avais pas répondu à ce funeste appel téléphonique, cela m'aurait évité la pénible tâche d'être le messager de la mort auprès de mes collègues au journal et d'autres amis communs. D'autant plus qu'il s'agissait de toi. De personne d'autre que toi.
Si je n'avais pas répondu, j'aurais pu, peut-être,  préserver la probabilité de paraphraser, une ultime fois  en ta présence, Léo Ferré : «Soukri, encore un verre… Pour la route ! ».
Mais cet acte de réponse au téléphone a scellé la fin d'une éternité entamée grâce à Mohammed Bahjaji. Oui, depuis cette homérique soirée où tu avais cessé d'être une signature secondée par une photo dans mon acception, pour te métamorphoser en un HOMME gravé en lettres majuscules.
Soukri, c'est à toi que je parle ! Pourquoi tu ne daignes pas m'adresser la réplique ?
Est-ce à cause du vertige qui te possède depuis la performance de « Femme écrite » commise en complicité avec Lahcen Zinoun ? C'est ton péché, cher ami, d'avoir placé la barre si haut. Au point d'être soumis à l'incurable question de la qualité de l'aventure cinématographique suivante. Tu aurais pu être médiocre, dans ce scénario, comme beaucoup d'autres… énormément d'autres ! Mais tu n'es pas de la secte des médiocres.
Soukri, c'est à toi que s'adressent mes interrogations ! Pourquoi t'obstines-tu à ne pas y répondre ce soir ?
- Le film sur Casa 1965,  persistes-tu  toujours à ce que  la scène d'ouverture soit Hassan 2 dans un hélicoptère ?
- Dis, j'ai envie d'aller au cinéma ce soir, quel film voir ? Le soutien au cinéma national, oui… mais pas de navets stp !
- Confesse-moi pourquoi je souffre, ce soir, de l'incapacité d'écrire en arabe classique, de m'adresser à toi en arabe scolaire ? Peut-être par peur de voir l'élan de cette langue sclérosée l'emporter sur ce que je tends à exprimer.
Soukri, c'est à toi que je parle ! Ne m'entends-tu pas ? Pourquoi tu ne réponds pas ? Pourquoi tu ne réponds plus ? Pourquoi tu te cloîtres dans un silence de mort ? Toi, qui n'es pas… mort ?
Wa takoul, tu n'es pas mort !

Par Saïd Ahid

L’Humaniste

Il était curieux, sceptique, l'esprit encyclopédique, légiste, politique, humaniste et critique.
C'est la pensée aiguisée du personnage qu'était notre ami Mohamed Soukri.
Il s'enthousiasmait, comme beaucoup d'humanistes de notre époque, pour le stoïcisme.
J'entends en effet par stoïcisme une attitude caractérisée par l'indifférence à la douleur et le courage face aux difficultés de l'existence.
La raison bien préparée est toute puissante, et la volonté suffit à supporter tous les malheurs.
Il disait souvent "que le goût des biens et des maux dépend de l'opinion que nous en avons".
Et que philosopher c'est apprendre à mourir.
Soukri était admirateur de Bergman.
L'expérience de la co-écriture du scénario de “Femme écrite” m'a permis de découvrir son extrême sensibilité.
 C'était un plaisir fou de travailler chapitre par chapitre, et puis à la fin nous découvrions juste un regard bouleversant sur des êtres en souffrance.
 En l'occurrence sa souffrance cachée et puis bien sûr la mienne.
 Il avait glissé dans le dialogue du film “Femme écrite” un monologue poignant narré par l'acteur principal, Ismael Kanater, et croyez-moi les larmes aux yeux: Viens mon doux secret, ma tendre consolation.
Je me laisse dépérir, j'implore mon achèvement.
 De mon sang qui coule  que reste-t-il.
Sinon l'image vide d'un corps enchaîné.
A peine né j'étais déjà rempli d'un silence insensé.
J'ai trop attendu.
Accueille-moi.
Mon désir pour toi est étincelant.
Mon être est éteint.
Aucune main d'amour ne guérira ma blessure.
Viens mon doux secret, ma tendre consolation.
"Il ne partageait point cette erreur commune de juger d'un autre d'après ce qu'il est.
Il croyait aisément qu'il y a des qualités différentes des siennes.
Il concevait et croyait bonnes mille manières de vivre opposées; au contraire du commun des hommes, il admettait en nous plus facilement la différence que la ressemblance".
En tant que professeur de droit, il était en accord parfait avec Rimbaud quand il disait: "Ce n'est qu'au prix d'une ardente patience que nous pourrons conquérir la cité splendide qui donnera la lumière, la justice et la dignité à tous les hommes.
Ainsi la poésie n'aura pas chanté en vain".
Repose en paix cher ami et Adieu.

Par Lahcen Zinoun  


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