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Ses femmes esclaves qui l’accompagnaient, et qui avaient eu plusieurs fois leur part des plaisanteries d’Abou- Hassan quand il était admis aux entretiens familiers de Zobéide et du calife, témoignèrent aussi par leurs pleurs leurs regrets de sa perte et la part qu’elles y prenaient.
Zobéide, ses femmes esclaves et Nouzhat-Oulaoudat demeurèrent un temps considérable, le mouchoir devant les yeux, à pleurer et à jeter des soupirs de cette prétendue mort. Enfin la princesse Zobéide rompit le silence. « Méchante ! s’écria-t-elle en s’adressant à la fausse veuve, c’est peut-être toi qui es cause de sa mort. Tu lui auras donné tant de sujets de chagrin, par ton humeur fâcheuse, qu’enfin tu seras venue à bout de le mettre au tombeau ! » Nouzhat-Oulaoudat témoigna recevoir une grande mortification du reproche que Zobéide lui faisait.
« Ah, madame ! s’écria-t-elle, je ne crois pas avoir jamais donné à Votre Majesté, pendant tout le temps que j’ai eu le bonheur d’être son esclave, le moindre sujet d’avoir une opinion si désavantageuse de ma conduite envers un époux qui m’a été si cher.
Je m’estimerais la plus malheureuse de toutes les femmes si vous en étiez persuadée. J’ai chéri Abou-Hassan comme une femme doit chérir un mari qu’elle aime passionnément, et je puis dire sans vanité que j’ai eu toute la tendresse qu’il méritait que j’eusse pour lui par toutes les complaisances raisonnables qu’il avait pour moi, et qui m’étaient un témoignage qu’il ne m’aimait pas moins tendrement. Je suis persuadée qu’il me justifierait pleinement làdessus dans l’esprit de Votre Majesté s’il était encore au monde. Mais, madame, ajouta-t-elle en renouvelant ses larmes, son heure était venue, et c’est la cause unique de sa mort. »
Zobéide, en effet, avait toujours remarqué dans son esclave une même égalité d’humeur, une douceur qui ne se démentait jamais, une grande docilité, et un zèle en tout ce qu’elle faisait pour son service, qui marquait qu’elle le faisait plutôt par inclination que par devoir. Ainsi elle n’hésita point à l’en croire sur sa parole, et elle commanda à sa trésorière d’aller prendre dans son trésor une bourse de cent pièces de monnaie d’or et une pièce de brocart.
La trésorière revint bientôt avec la bourse et la pièce de brocart, qu’elle mit, par ordre de Zobéide, entre les mains de Nouzhat-Oulaoudat. En recevant ce beau présent, elle se jeta aux pieds de la princesse et lui en fit ses très humbles remerciements, avec une grande satisfaction dans l’âme d’avoir si bien réussi. « Va, lui dit Zobéide ; fais servir la pièce de brocart de drap mortuaire sur la bière de ton mari, et emploie l’argent à lui faire des funérailles honorables et dignes de lui. Après cela, modère les transports de ton affliction, j’aurai soin de toi. »
Nouzhat-Oulaoudat ne fut pas plutôt hors de la présence de Zobéide qu’elle essuya ses larmes avec une grande joie et retourna au plus tôt rendre compte à Abou-Hassan du bon succès de son rôle. En rentrant, Nouzhat-Oulaoudat fit un grand éclat de rire en retrouvant Abou-Hassan au même état qu’elle l’avait laissé, c’est-à-dire enseveli au milieu de la chambre. « Levez-vous, lui dit-elle toujours en riant, et venez voir le fruit de la tromperie que j’ai faite à Zobéide. Nous ne mourrons pas de faim d’aujourd’hui. »
Abou-Hassan se leva promptement et se réjouit fort avec sa femme en voyant la bourse et la pièce de brocart. Nouzhat-Oulaoudat était si aise d’avoir si bien réussi dans la tromperie qu’elle venait de faire à la princesse, qu’elle ne pouvait contenir sa joie. « Ce n’est pas assez, dit-elle à son mari en riant : je veux faire la morte à mon tour, et voir si vous serez assez habile pour en tirer autant du calife que j’ai fait de Zobéide. « – Voilà justement le génie des femmes, reprit Abou- Hassan ; on a bien raison de dire qu’elles ont toujours la vanité de croire qu’elles font plus que les hommes, quoique le plus souvent elles ne fassent rien de bien que par leur conseil.
Il ferait beau voir que je n’en fisse pas au moins autant que vous auprès du calife, moi qui suis l’inventeur de la fourberie. Mais ne perdons pas le temps en discours inutiles. Faites la morte comme moi, et vous verrez si je n’aurai pas le même succès. » Abou-Hassan ensevelit sa femme, la mit au même endroit qu’il était, lui tourna les pieds du côté de la Mecque, et sortit de sa chambre tout en désordre, le turban mal accommodé, comme un homme qui est dans une grande affliction.
En cet état, il alla chez le calife, qui tenait alors un conseil particulier avec le grand vizir Giafar et d’autres vizirs en qui il avait le plus de confiance. Il se présenta à la porte, et l’huissier, qui savait qu’il avait les entrées libres, lui ouvrit. Il entra, le mouchoir d’une main devant les yeux pour cacher les larmes feintes qu’il laissait couler en abondance, en se frappant la poitrine de l’autre à grands coups, avec des exclamations qui exprimaient l’excès d’une grande douleur.
Le calife, qui était accoutumé à voir Abou-Hassan avec un visage toujours gai et qui n’inspirait que la joie, fut fort surpris de le voir paraître devant lui en un si triste état. Il interrompit l’attention qu’il donnait à l’affaire dont on parlait dans son conseil, pour lui demander la cause de sa douleur.
« Commandeur des croyants, répondit Abou-Hassan avec des sanglots et des soupirs réitérés, il ne pouvait m’arriver un plus grand malheur que celui qui fait le sujet de mon affliction. Que Dieu laisse vivre Votre Majesté sur le trône qu’elle remplit si glorieusement ! Nouzhat-Oulaoudat, qu’elle m’avait donnée en mariage par sa bonté, pour passer le reste de mes jours avec elle… Hélas !… » À cette exclamation, Abou-Hassan fit semblant d’avoir le coeur si pressé, qu’il n’en dit pas davantage et fondit en larmes.
(A suivre)