Histoire du dormeur éveillé


Libé
Samedi 13 Juillet 2013

Histoire du dormeur éveillé
Si ma maison, ajouta-t-il en vers arabes, était capable de sentiment et qu’elle fût sensible au sujet de joie qu’elle a de vous posséder, elle le marquerait hautement, et en se prosternant devant vous, elle s’écrierait : Ah ! quel plaisir, quel bonheur, de me voir honorée de la présence d’une personne si honnête et si complaisante qu’elle ne dédaigne pas de prendre le couvert chez moi ! Enfin, seigneur, je suis au comble de la joie d’avoir fait aujourd’hui la rencontre d’un homme de votre mérite. » Ces saillies d’Abou-Hassan divertissaient fort le calife, qui avait naturellement l’esprit très-enjoué, et qui se faisait un plaisir de l’exciter à boire en demandant souvent lui-même du vin, afin de le mieux connaître dans son entretien par la gaieté que le vin lui inspirerait.
Pour entrer en conversation, il lui demanda comment il s’appelait, à quoi il s’occupait et de quelle manière il passait la vie. « Seigneur, répondit-il, mon nom est Abou- Hassan. J’ai perdu mon père, qui était marchand, non pas à la vérité des plus riches, mais au moins de ceux qui vivaient le plus commodément à Bagdad. En mourant il me laissa une succession plus que suffisante pour vivre sans ambition selon mon état. Comme sa conduite à mon égard avait été fort sévère, et que jusqu’à sa mort j’avais passé la meilleure partie de ma jeunesse dans une grande contrainte, je voulus tâcher de réparer le bon temps que je croyais avoir perdu.
« En cela néanmoins, poursuivit Abou-Hassan, je me gouvernai d’une autre manière que ne font ordinairement tous les jeunes gens. Ils se livrent à la débauche sans considération, et ils s’y abandonnent jusqu’à ce que, réduits à la dernière pauvreté, ils fassent malgré eux une pénitence forcée pendant le reste de leurs jours. Afin de ne pas tomber dans ce malheur, je partageai tout mon bien en deux parts, l’une en fonds et l’autre en argent comptant.
Je destinai l’argent comptant pour les dépenses que je méditais, et je pris une ferme résolution de ne point toucher à mes revenus. Je fis une société de gens de ma connaissance et à peu près de mon âge, et sur l’argent comptant que je dépensais à pleine main, je les régalais splendidement chaque jour, de manière que rien ne manquait à nos divertissements. Mais la durée n’en fut pas longue.
Je ne trouvai plus rien au fond de ma cassette à la fin de l’année, et en même temps tous mes amis de table disparurent. Je les vis l’un après l’autre, je leur représentai l’état malheureux où je me trouvais, mais aucun ne m’offrit de quoi me soulager.
Je renonçai donc à leur amitié, et en me réduisant à ne plus dépenser que mon revenu, je me retranchai à n’avoir plus de société qu’avec le premier étranger que je rencontrerais chaque jour à son arrivée à Bagdad, avec cette condition de ne le régaler que ce seul jour-là.
Je vous ai informé du reste, et je remercie ma bonne fortune de m’avoir présenté aujourd’hui un étranger de votre mérite. » Le calife, fort satisfait de cet éclaircissement, dit à Abou-Hassan : « Je ne puis assez vous louer du bon parti que vous avez pris d’avoir agi avec tant de prudence en vous jetant dans la débauche, et de vous être conduit d’une manière qui n’est pas ordinaire à la jeunesse. Je vous estime encore d’avoir été fidèle à vous-même au point que vous l’avez été.
Le pas était bien glissant, et je ne puis assez admirer comment, après avoir vu la fin de votre argent comptant, vous avez eu assez de modération pour ne pas dissiper votre revenu et même votre fonds. Pour vous dire ce que j’en pense, je tiens que vous êtes le seul débauché à qui pareille chose est arrivée et à qui elle arrivera peut-être jamais. Enfin, je vous avoue que j’envie votre bonheur.
Vous êtes le plus heureux mortel qu’il y ait sur la terre, d’avoir chaque jour la compagnie d’un honnête homme avec qui vous pouvez vous entretenir si agréablement, et à qui vous donnez lieu de publier partout la bonne réception que vous lui faites. Mais ni vous ni moi nous ne nous apercevons pas que c’est parler trop longtemps sans boire : buvez, et versez-m’en ensuite».
(A suivre)


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