Hamid Lechhab : L’ouverture des médias sur les intellectuels est sélective


Entretien réalisé par Mustapha Elouizi
Vendredi 17 Mai 2019

Il a traduit Erich Fromm et Hans Kockler de l’allemand vers l’arabe. Pour lui, le rapprochement culturel est une nécessité permettant de puiser dans les sources de la connaissance universelle, legs commun de l’humanité. Dr. Hamid Lechhab est un chercheur austro-marocain qui « navigue» régulièrement dans les océans médiatiques marocains depuis plus de 30 ans, que ce soit sur les rives francophones ou arabophones. Présent dans les médias de son pays d’origine, mais aussi de son pays adoptif, avec des textes de différentes natures : essais, articles culturels ou politiques, interviews, il est connu, avant tout, par ses positions claires et critiques, sa manière directe et franche, sa capacité de dire l’essentiel en peu de mots, sans pour autant réduire les contenus.

Libé : Quelle lecture faites-vous du champ médiatique marocain?  
Hamid Lechhab : Depuis les années 90, le champ médiatique marocain a connu une transformation profonde à plusieurs niveaux. Ce souffle de « liberté d’expression » que le Maroc connaît depuis lors, a contribué de manière directe à cette transformation avec des réussistes mais aussi des éches.
En général, ce nombre « incroyable » de supports médiatiques numériques et classiques n’est absolument pas un signe positif, vu que le travail médiatique sérieux en souffre de manière manifeste. Sur le plan de la quantité, il y a tout simplement trop. Mais la qualité et le contenu en pâtissent encore.
Si nous prenons en considération les moyens de communication de masse que des millions de Marocains « consomment » chaque jour, nous nous rendons compte du « désastre» et du gâchis médiatique quant à la justesse de l’information et la propagation de la rumeur voire des « fake news » d’une manière rapide.

Quels rapports avez-vous personnellement avec les médias marocains ?
Les rapports sont très sélectifs, mais quand ils se nouent, ils restent pour longtemps. Par sélectif, j’entends par là que je ne donne ma plume et mon opinion que pour les médias qui correspondent à mes intérêts culturels et politiques. Politiquement, la gauche est ma « Patrie = Meine Heimat» et intellectuellement l’esprit critico-rationnel est l’espace où je me sens le plus à l’aise.
Par ailleurs, je suis en permanence les informations portant sur mon pays d’origine et mon pays adoptif, l’Autriche, via différents organes de presse sélectionnés en fonction de mes lectures et de leurs lignes éditoriales.  Et c’est normal que mes rapports se fondent sur une approche très critique, étant donné la situation des médias dans le monde.

Quelle image les médias nationaux réservent-ils aux intellectuels marocains ?    
C’est une question de taille, plutôt un projet d’étude à part entière. L’image généralement répandue reflète plutôt cet aspect chaotique du domaine médiatique et cette différence affreuse entre les médias officiels et ceux dits « indépendants » ou « libres ». Il y a quelque chose qui ne marche pas, peut-être même un état des choses voulu, qui fait que la qualité des contenus des médias ne répond plus aux exigences et attentes des intellectuels marocains. L’image des intellectuels dans les médias est manifestement terne, étant donné tantôt ce manque de confiance entre intellectuels et journalistes, tantôt l’aspiration des propriétaires des médias ou des actionnaires majoritaires, ayant généralement beaucoup d’influence sur les gouvernements et les politiques publiques.

Les médias marocains sont-ils suffisamment ouverts sur les intellectuels nationaux?
Puisque les médias se définissent avant tout comme des entreprises, oubliant en majorité leur devoir en tant que dernier recours pour réparer les injustices, l’ouverture des médias sur les intellectuels au Maroc est ancrée dans le « clientélisme ». Les médias de l’Etat s’ouvrent sur les intellectuels qui soutiennent ses politiques et ses décisions et soufflent le froid et le chaud sur toute personne qui le contrarie ou le critique. Reste donc un nombre réduit de médias, y compris les médias spécialisés comme les revues, où les intellectuels peuvent débattre, échanger et partager leurs opinions.
En général donc, l’ouverture des médias sur les intellectuels est sélective, voire occasionnelle et sert les intérêts de ces médias plutôt que ceux des intellectuels.

Quels sont les différents angles d’attaque utilisés par les médias marocains pour aborder les différents événements sociaux, politiques ou idéologiques?
Les méthodes d’avant 1990 n’ont changé que dans la forme mais sont devenues plus compliquées qu’avant. Il ne faut pas vivre dans l’illusion, les médias officiels sont avant tout des outils et des organes de propagande, de langue de bois et de rumeurs.
Ce que l’on peut craindre, ce sont les pressions que subissent les médias ou leur hypocrisie quand ils tentent de critiquer la manière avec laquelle le pouvoir réprime ceux qui s’opposent aux politiques publiques de l’Etat. Certes, il faut souligner que ces mouvements de protestation ne méritent pas tous des encouragements, mais le principe de la liberté d’expression est « sacré ». Au fond, le pouvoir a réussi le jeu de cooptation, que ce soit avec des partis ou des personnalités « intellectuelles et financières ». Ainsi, il les a discrédités aux yeux du peuple, d’où cette atmosphère de défiance généralisée entre gouvernant et  gouverné.

Quel regard portez-vous sur les intellectuels marocains fort présents sinon omniprésents dans les médias marocains?
Il y a deux groupes d’intellectuels : Ce que j’appelle personnellement « les clowns de la propagande officielle », des groupes de mercenaires que les médias officiels présentent comme « experts », exploitent, instrumentalisent pour faire adhérer les citoyens à des choix impopulaires. Ces intellectuels portent préjudice à leur statut, car un jour ils vont prendre conscience des énormités de leur collaboration.
Le deuxième groupe est composé d’intellectuels de mérite qui à travers des années de labeur et d’engagement ont prouvé leur intégrité morale. Je citerai volontiers Mohamed Sabila qui s’est imposé comme une figure intellectuelle sollicitée de tous bords et qui livre avec lucidité des analyses et des lectures d’une grande teneur.
Reste encore à souligner que la présence non mesurée de l’intellectuel libre et responsable dans les médias n’est pas toujours à en sa faveur et peut entraîner une certaine dépendance. En quête de reconnaissance, de nombreux intellectuels tombent dans le piège de leur inconscient et leur narcissisme et s’acoquinent avec « les clowns de la propagande officielle ».


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