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Frère, laisse-moi te conter mon calvaire !

Le message poignant, fruit d’une expérience amère, adressé par un migrant à ceux que l’accès à l’Europe tente plus que de raison


Hassan Bentaleb
Samedi 31 Mars 2018

Frère, laisse-moi te conter mon calvaire !

Chaque année, des centaines de migrants tentent de franchir les barrières qui séparent le Maroc
de l'enclave espagnole de Mellilia. Lassidan Dia, jeune Guinéen originaire de Conakry, est l'un
d'entre eux. En attente dans le campement de Nador depuis six mois, il dévoile son quotidien de
migrant en transit et que Libé a choisi de présenter sous forme de confidences épistolaires.



Cher Idrissa,

Zenabo  m’a fait savoir que le rêve occidental te taraudait toujours, et que tu t’apprêtais à  prendre la route pour venir me rejoindre.
Je ne vais pas t’encourager à venir, ni te dissuader de le faire, tu as pour cela ton libre arbitre. Je souhaite juste te faire part de ma réalité, mon quotidien en forêt, afin que tu puisses te faire une idée sur ce qui t’attend ici.
Cela fait six mois que je suis au Maroc. Le temps passe vite voire très vite. Et je ne suis pas le seul à le dire. Bon nombre de mes compagnons de route partagent mon avis. A l’heure où je t’écris ces lignes, il est déjà minuit.
Je n’arrive toujours pas à m’endormir. J’ai beau fermer les yeux, le sommeil s’entête à me fuir. Il fait très froid, j’ai les mains et les pieds gelés. Depuis début décembre, un froid sec  enveloppe la forêt de Bolingo et en dépit d’un ciel clément, les nuits sont glaciales. Je dors à même le sol dans un couchage fait essentiellement de cartons et de couvertures, sous une bâche en plastique. On a beau être encore en Afrique, le froid est ici très vif. Porter plusieurs couches de vêtements et t’installer près du feu ne change pas grand-chose, lorsque je vais me coucher, le froid me rattrape et me transperce jusqu’aux os.
Depuis mon arrivée à Nador, je dors peu, les insomnies sont fréquentes. Le froid conjugué au stress et à la peur d’être surpris par les forces de sécurité ont rendu mes nuits presque blanches. A cela s’ajoutent les multiples risques de vol et d’agression qui nous plongent dans un environnement hostile, particulièrement la nuit.
Je redoute la nuit. Bien souvent, c’est le moment où ma tête «boxe» comme disent les Camerounais. Je  ne cesse de réfléchir. Mes pensées s’enchevêtrent. Je pense à  ma famille, à l’avenir, aux amis, au pays, à mes rêves, à l’Europe. Je pense souvent à ma pauvre mère décédée faute de soins médicaux…
 Je pense également à cette jeune fille qui habite près de chez moi, à ses regards discrets et à son sourire. L’as-tu aperçue récemment ? Elle doit certainement être toujours aussi belle…
J’aime me remémorer les bons souvenirs, ils me procurent du  bonheur, de l’espoir. C’est mon seul sas d’évasion, pour fuir cette réalité amère qu’est l’exil.
Heureusement, j’ai aussi la foi. Je crois en Dieu, je sens sa présence en moi. Même si je ne  parviens plus respecter les horaires de prières depuis que je suis en forêt, il suffit que je pense que j’ai un Dieu clément pour ressentir une chaleur intérieure, une sensation de bien-être, une paix intérieure.  
 Parfois, il arrive que je craque, mais c’est quelque chose que je contiens. Même si cela provoque une sensation d’oppression qui parfois m’étouffe, je ne dévoile rien. Je ne peux pas libérer ma colère, hurler mon désespoir, ce serait afficher ma fragilité. Pas question. Un homme, un vrai, ne pleure pas, ne craque pas et ne se lamente jamais. Pour survivre dans la forêt, il faut des mâles forts, courageux et robustes. Sache-le Idrissa, ici c’est la  jungle: sois tu bouffe, sois alors on te bouffe.
Pour m’installer dans la forêt, j’ai dû payer, c’est ainsi pour chaque nouvel arrivant. Pour ma part, j’ai apporté, un sac de riz de cinq kilos, un bidon d’huile, du sucre et des boîtes de sardines, j’ai également donné quelques pièces. Cette taxe a un nom : le droit de ghetto.
L’argent collecté est en partie destiné à acheter des bâches avec lesquelles le bunker sera construit. Le montant restant remis dans une caisse commune est destiné à l’achat d’outils nécessaires (pinces, diluants, etc…) pour  l’organisation de la frappe.
 Dans la forêt, il y a des règles de conduite. Chaque nouveau venu est appelé à obéir et respecter l’autorité qui gère les lieux. Ce  «gouvernement de la forêt», c’est ainsi qu’on le nomme, est composé d’un président, d’un vice-président, de généraux,  d’officiers et de guides. La plupart sont d’anciens migrants. Fin connaisseurs du terrain, ils sont censés mener à bien l’opération de franchissement des barrières.
Le président est un homme courageux, influent et habile. Il est assisté par des officiers chargés d’instaurer l'ordre et de servir de relais entre lui et les migrants.  Ces officiers sont sélectionnés selon des critères d’ancienneté, de courage et de connaissance du terrain.  
Pour ce qui est du quotidien, généralement, la journée commence vers cinq heures du matin. Débute alors une véritable course contre la montre. Dès l’aube, il faut quitter les lieux avant la descente quotidienne des gendarmes et des forces auxiliaires qui généralement débarquent vers six heures. On se cache alors dans les collines avoisinantes d’où on les observe de loin alors qu’ils ratissent le secteur à la recherche d’éventuels  migrants. C’est un jeu du chat et de la souris, devenu pour nous tous un rituel qui a un nom : le boumla.
On doit patienter souvent jusqu’à dix heures avant de pouvoir rejoindre notre camp. A cette heure-ci, plus question de se recoucher, même si tu es fatigué, car d’autres tâches nous attendent. Il faut partir s’approvisionner en eau, ramasser du bois pour le feu,  collecter l’argent pour les repas et faire les courses  dans le petit village à vingt minutes de marche de la forêt.
Chacun paie cinq dirhams de cotisation par jour et dépense entre dix et quinze dirhams pour subvenir à ses propres besoins quotidiens. Si certains d’entre eux sont financièrement assistés par leurs parents, proches ou amis, d’autres sont contraints de partir travailler durant plusieurs mois, dans les grandes villes du Royaume parfois même jusqu’à Dakhla, à l’extrême Sud du pays. Quand le travail manque, il ne reste que la mendicité. Crois-moi, c’est une tâche bien rude.
Pour casser la routine, rien de mieux qu’un smartphone connecté à Internet. C’est au village voisin qu’on charge nos téléphones et on achète des recharges Internet.  Les Smartphones restent les seuls moyens à même de nous relier au  monde extérieur bien loin de notre univers clos et ennuyeux.   Je passe des heures à visionner les pages Internet, à lire les articles ou à communiquer avec ma famille et mes proches. Consulter Internet est devenu pour nous tous plus qu’un rituel. Parfois et faute  de connexion, je me contente de visionner les photos et les vidéos  sur mon téléphone. Sinon  j’engage la conversation à bâtons rompus avec mes compagnons de misère. On évoque ainsi  nos parcours migratoires, les dangers qui nous ont guettés tout au long de notre périple vers le Maroc, les passeurs,  notre vie dans nos pays d’origine,  leur situation politique, économique ou sociale.  Comme moi, ils sont tous des Subsahariens en provenance soit du Cameroun, du Sénégal, de la Côte d’Ivoire, ou encore du Mali. Et l’exil nous a réunis dans ce bout du monde. Nous vivons en harmonie et on tente tant bien que mal de vivre ensemble malgré nos différences. Nous partageons tous les mêmes souffrances, les mêmes espoirs.  Parfois, on se rend au café du petit village d’à côté pour regarder un match de football diffusé sur les chaînes sportives et discuter de nos stars et de nos équipes préférées.
Dés fois, des désaccords ou des accrochages éclatent entre les migrants, mais ils sont rares et souvent, ils se terminent sur un arrangement ou sur des sanctions. Cela  dépend de la gravité de la faute commise. Un fautif risque, à titre d’exemple, de voir intimer l’ordre de porter 10 bidons d’une contenance de 5 litres d’eau chacun durant un temps défini au lieu des 2 bidons quotidiens exigés des autres et de payer 10 ou 20 dirhams d’amende.

Profonde solitude
Dans la forêt,  le corps souffre. Il endure le froid, la faim, la fatigue, le stress,  les privations. On se sent mal, sale et affaibli. Souvent la nuit, je ressens des douleurs étendues et diffuses, principalement au niveau des épaules, aux cuisses jusqu’aux mollets. Je vis dans un état de grand  stress permanent.
Faute de moyens, je m’occupe peu de moi. Mes vêtements sont sales, ma  jaquette usée, mon pantalon élimé. Cela fait plus de dix jours que je n’ai pas pris de douche. Il faut dire que les températures rigoureuses ne s’y prêtent guère. Se doucher est une véritable corvée puisqu’il faut aller chercher de l'eau et la chauffer avant de dénicher un lieu sûr, loin des regards indiscrets.
Pour manger, là aussi  c’est une autre histoire.
Dans la forêt, on ne mange pas à sa faim. On se contente souvent d’un bol de bouillie ou de café pour le petit déjeuner et du riz pour le dîner. C’est le menu des bons jours censé nous maintenir en forme toute la journée. Les mauvais jours, autant te dire que tu n’as rien à te mettre sous la dent. Bien des fois, j’ai dormi le ventre vide.
Il faut enfin que je te raconte à quoi ressemble l’assaut contre cette foutue barrière qui nous sépare de l’autre monde.
Ma première tentative c’était le 27 décembre dernier, je ne peux pas l’oublier.
 Elle a débuté à l’issue d’une brève réunion entre le gouvernement de la forêt et l’ensemble des migrants installés dans le camp. C’est toujours ainsi, une réunion générale se tient la veille sous le commandement du président. Au cours de ce rassemblement,  on détermine le jour et l’heure précise de l’opération appelée « frappe ». C’est également le moment de réitérer les dernières consignes que chacun est appelé à respecter à la lettre. Les candidats doivent éteindre leurs téléphones, ôter leurs batteries, porter des chaussures lacées, ne pas faire de bruit et surtout respecter les ordres des guides.  Si ces derniers ordonnent de s'asseoir, de ramper ou de s'arrêter, tout le monde doit obtempérer immédiatement et sans discussion en attendant qu’ils donnent l’assaut.
A la fin de la réunion, j’étais très confiant et plein d’espoir. J’avais le sentiment que mon rêve de passer de l’autre côté était à portée de  main, plus que quelques heures avant qu’il devienne réalité. J’ai décidé de suivre les consignes du guide, d’être au plus près de lui, de l’avoir à l’œil tout au long de cette aventure.   
Nous avons quitté la forêt de Gourougourou vers vingt-deux heures. Il nous a fallu plus de cinq heures de marche pour arriver sur place. Un silence assourdissant régnait sur les lieux. De loin, on ne voyait rien, hormis une longue barrière couronnée de fils barbelés culminants à six mètres de haut. La lumière des projecteurs balayait le terrain, jusqu’à l’horizon. J’étais très excité, prêt à tout. Immobiles, en faction, telle une armée de soldats, nous devions prendre notre mal en patience dans l’attente de l’assaut.
A trois heures, l’attaque a été lancée.  Nous avons commencé à courir à perdre haleine, dans une clameur guerrière vers la première barrière pour l’escalader. Une tâche difficile et physiquement éprouvante. Il fallait faire vite avant l’arrivée des gardes-frontières marocains et espagnols. Mon cœur battait très fort. La douleur des lacérations qui commençaient à zébrer mes doigts se faisait ressentir, mais je ne pouvais sous aucun prétexte renoncer à l’entreprise. Il fallait grimper coûte que coûte. J’avais la rage, l’Europe était à portée de main. Je me rappelle plus combien de temps j’ai mis pour escalader la première barrière mais tout ce dont je me souviens, c’est que j’ai bel et bien réussi à le faire.  
Maintenant, il fallait passer à la deuxième barrière. J’ai donc pris mes jambes à mon cou et j’ai commencé à la saisir de toutes mes forces pour grimper avec le même acharnement, la même détermination. Hélas, rapidement les choses ont commencé à mal tourner. Mon pullover s’est accroché aux fils barbelés; pris au piège, je n’arrivais plus à bouger. J’ai tenté tant mal que bien de m’en débarrasser, en vain. Il n’a fallu que quelques minutes aux gardes-frontières marocains pour m’attraper moi et  beaucoup d’autres.  
J’ai vécu cette arrestation, comme une humiliation. J’avais pourtant tout prévu, je devais réussir. J’étais submergé par la colère, j’en avais à mon encontre, mais aussi envers mes camarades de fortune. Après autant de sacrifices, et tant de peines, c’était un échec… D’autant plus difficile à supporter,  tant le traitement réservé aux migrants arrêtés est inhumain.
En fait, les gardes-frontières nous ont insultés, certains migrants ont même été violemment tabassés. Je n’oublierai jamais la gifle infligée par un jeune gendarme, il devait avoir l’âge de mon petit frère. Je n’oublierai pas non plus la façon dont ils nous ont embarqués dans des autocars pour nous refouler vers l’intérieur du pays, sans nous donner ni à boire ni à manger.   Sans le sou, j’ai dû mendier, pour pouvoir financer mon voyage de retour jusqu'à Nador, afin de pouvoir une nouvelle fois recommencer.
Autant de choses avilissantes, mais qui n’entament en rien ma volonté. Si c’était à refaire je n’hésiterais pas une seule seconde. J’ai un moral d’acier. Ils peuvent m’arrêter autant de fois qu’ils le veulent, ni les gardes-frontières, ni cette satanée barrière ne me dissuaderont de mener mon projet à terme.  Je vais entrer en Europe un jour.
Tu verras Idrissa, ma prochaine lettre,  je te l’enverrai de là-bas.
 Meilleur à toi
Ton frère Lassidan Dia

Ce reportage a bénéficié de la Bourse d’excellence en journalisme des migrations dans le cadre du projet Voix des migrants africains organisé par l’International Media Support


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1.Posté par Zouaghi le 31/03/2018 18:59 (depuis mobile)
It is interesting, however, we are used to find the first page written by journalist TABET. Great greetings to you all journalists of LIBERATION

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