«Finak Alyam» (Destins croisés) : Hommage aux années de rêve

Mardi 7 Décembre 2010

«Finak Alyam» (Destins croisés) : Hommage aux années de rêve
“Destins croisés” de Driss Chouika est un film imprégné de  mémoire qui vous met face au bouillonnement des années soixante-dix résultant de la manifestation de la jeunesse universitaire en colère de l’époque. Dans son long métrage, Chouika, évoque une étape controversée à laquelle il appartenait certainement, avec à la fois  nostalgie et regard critique. Du premier coup, le film vous surprend par la double connotation des titres : « Finak Alyam » et sa traduction française « Destins croisés ». Dans le premier, la charge nostalgique est vraiment apparente. Il s’agit de l’évocation d’un passé glorieux par rapport à un présent terne. Le second laisse transparaître une neutralité voire un caractère accidentel des événements.
L’histoire du film s’articule autour d’un groupe d’ami(e)s qui ont vécu ensemble l’idéal révolutionnaire des années soixante-dix au sein de la faculté. Même si  la vie les a séparés, ils se retrouvent après de longues années grâce à l’initiative de Rajaa qui a arrangé les retrouvailles où tout le monde sera présent sauf elle. Pourtant, elle sera l’absente/présente de la rencontre et la génératrice de tout le récit. La parole est confiée à Rajaa qui présente les faits selon l’optique d’une narratrice-protagoniste. Ce procédé permet, à notre sens, la recomposition de l’œuvre dans un esprit objectif.
De prime abord, le film regorge de thématiques qui encadrent l’histoire : militantisme, années de plomb, révolution ; mais la thématique majeure, à notre avis, serait l’effet du temps subi par une bande de camarades. On peut dire que  “Destins croisés” se distingue, en premier lieu, par un traitement authentique d’une époque très sensible de l’Histoire du Maroc. Il s’agit, en fait, d’ un tournant dans la filmographie marocaine traitant des années de plomb. Certes, cette époque constitue un arrière-fond pour l’action dans la mesure où elle unit les jeunes étudiant(e)s et sert à cristalliser chez eux une conscience avide de liberté et de révolution qui vise le changement par tous les moyens. Mais on ne peut avancer que le film est une simple stigmatisation des années de plomb car, pour la première fois, on assiste à une double condamnation. D’une part,  la condamnation  du système, et d’autre part la condamnation du parcours des militants eux-mêmes. Contrairement aux  films qui ont abordé ce sujet jusque-là  et qui ont  généralement interrogé le système : «Chambre noire», «Mille mois», à titre d’exemples, «Destins croisés» jette la lumière sur les deux.
S’il est vrai que la diégèse, de manière générale, met en exergue les moments phares d’une jeunesse assoiffée de liberté par plusieurs indices, dont entre autres, les chansons de Cheikh Imam qui ont pris une part importante dans le film, les affiches de Che Guevara et les différentes confrontations avec le Makhzen, il n’en demeure pas moins  que le metteur en scène s’arrête sur le présent des personnages pour établir une comparaison entre ce qu’ils ont été et ce qu’ils sont devenus. A travers ce long métrage, on assiste avec Driss Chouika à un entre-deux à la fois spatial et temporel. Il s’agit de deux époques distinctes : la première qui se situe aux années 70 (évocation de l’UNEM , camp David… ) et la seconde, plus ou moins imprécise, en l’absence d’un autre indice temporel à part l’âge des personnages, ce qui peut la placer dans les années quatre vingt-six tout comme dans les années deux mille. Par ailleurs, l’entre-deux  prend plusieurs formes dans «Destins croisés» : le rapport homme / femme qui oscille entre l’amour et l’amitié en plus de  l’idéal commun. Puis, le rapport femme/femme dont le fil conducteur reste la lutte mais, qui se distingue tantôt  par la jalousie tantôt par la complicité qui est poussée, parfois,  à l’extrême (l’homosexualité). En passant par le rapport  homme/homme où le penchant  révolutionnaire n’esquive pas la  rivalité pour gagner l’amour de Rajaa.
Ceci dit,  le rapport entre le personnage et soi-même trouve aussi sa place dans le film entre ce qu’il voulait être et ce qu’il est actuellement surtout lorsque ce changement s’avère radical, c’est le cas de Rajaa après la cécité infligée et la comparaison qu’elle établit entre le voyant et le non-voyant. De ce fait, en omettant le processus, Chouika emprisonne ses personnages entre deux barrières, le passé et le présent, permettant ainsi au récepteur de faire face aux mutations des protagonistes, à l’évolution de humain chez eux, avec ses diverses dimensions, notamment la dimension psychologique. A part Rajaa, la bande d’ami(e)s n’a désormais gardé des longues années de lutte que des souvenirs. À présent, ils mènent une vie confortable de bourgeois reniant ainsi leur passé et l’idéal auquel ils avaient longtemps aspiré. Enfin, l’entre-deux  est présent aussi dans le mode énonciatif dans le film. La prise en charge du récit est assurée à la fois par la narratrice (Rajaa) et le réalisateur par le biais du flash-back. En effet, la double énonciation trahit une focalisation interne et met une distance entre le jugement du réalisateur et celui de la narratrice de sorte que l’héroïne endosse la responsabilité du dit et du non-dit dans le film et le réalisateur se positionne en tant qu’observateur plus ou moins neutre, laissant ainsi au spectateur le loisir de prendre ses propres positions.
Outre cela, on peut avancer que le  temps et ses changements restent le point nodal dans le film du moment que tous les personnages ont été sujets au changement, sauf Rajaa qui est restée fidèle à elle-même quoiqu’elle ait  subi le changement, puisqu’elle est passée à l’état de l’aveugle à cause de l’agression dont elle a été victime tout en gardant intacte la lumière d’antan. Rajaa peut représenter, à quelques égards, l’espoir aveuglé et martyrisé de toute une génération. Un espoir avorté même par ses porteurs (le meurtre symbolique destiné à Rajaa par sa propre amie de lutte).
Force est de constater que le film est une tentative acharnée de percer les mystères de la nature humaine avec ses multiples contradictions sous l’effet du temps, dans ses moments de gloire et de décadence .C’est une célébration du  sublime et du trivial qui forment l’individualité. Un hymne à la vie avec ses plaisirs et ses valeurs dont la plus importante demeure la liberté.
Sur le plan esthétique, le film a visé  le beau dans tous ses états. Ainsi, grâce à des repérages féeriques, nombreux sont les lieux qui  invitent au rêve. Ce dernier se trouve être accentué par le choix de la couleur bleue, maîtresse des couleurs du début jusqu’à la fin que ce soit dans la nature (mer, piscine, ciel), les vêtements du personnage central (Rajaa) ou encore dans les décors. Ce qui rehausse l’image en assurant un confort visuel. En outre, les chansons de Cheikh Imam émaillant l’œuvre enchantent l’ouïe et éveillent les nostalgies tout  en condensant le discours. De ce fait, l’action progresse de manière fluide et les scènes gagnent davantage en  poéticité. Si l’on ajoute à cela la construction solide de l’histoire et le suspense maintenu tout au long du film, on peut dire que tous les ingrédients d’une belle production sont là.

Amina SAIBARI

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