Figure emblématique de la gauche , le défunt avait présenté l'un de ses ouvrages à Casablanca : Hommage à Daniel Bensaïd

Lundi 18 Janvier 2010

Figure emblématique de la gauche , le défunt avait présenté l'un de ses ouvrages à Casablanca : Hommage à Daniel Bensaïd
Gravement malade depuis plusieurs mois, Daniel Bensaïd est décédé le 12 janvier 2010. Il y a deux ans, cette figure
emblématique de la gauche anticapitaliste était venue présenter Eloge de la politique
profane, l'un de ses
derniers ouvrages, à l'Institut français de Casablanca. Ayant
toujours admiré la nature de ses travaux et les ayant régulièrement cités dans les miens, j'avais été convié pour discuter du livre de Daniel Bensaïd. Voilà le texte de
présentation ainsi que la retranscription de cette séance.

«Pendant que certains, à la fin des années quatre vingt dix, fêtaient la mort du marxisme sans se soucier des cadavres bien réels que produit le capitalisme chaque jour, Daniel Bensaïd insistait sur le sourire du spectre de Marx qui regarde notre monde en se marrant de la naïveté des discours antimarxistes et qui prépare son retour. Dans l'un de ses derniers livres Eloge de la politique profane, publié chez Albin Michel, le philosophe nous montre qu'il faut continuer le combat contre la démocratie de marché en essayant de repenser ce qu'est la politique, ou plus précisément ce qu'est la conceptualité politique. Il est urgent de réfléchir sur l'édification d'un lexique politique dans un contexte où les horreurs du libéralisme économique sont bien présentes et où l'Etat d'exception permanent menace les libertés et les acquis sociaux.
Comment les catégories politiques ont été affectées par les processus historiques, par les spatialités et les temporalités qu'elles traversent ? Cette question traverse l'œuvre de Daniel Bensaïd comme un fil directeur. Dans Eloge de la politique profane, il montre que des mots tels que « citoyenneté », « souveraineté », « peuple »,  « guerre », ont subi des brouillages importants depuis leur édification au cours du XVIIe siècle. Les guerres globales du XXe siècle ont introduit une nouvelle conception du droit qui légitime notamment la torture même si les textes internationaux l'interdisent. Reprenant les thèses de Hannah Arendt avec un regard critique, Daniel Bensaïd plaide pour que la politique ne disparaisse pas du monde, comme semblent le suggérer les thèses de Toni Negri et de Michael Hardt qui sont très critiquées dans le livre. D'où l'éloge de cette politique profane chère à Marx, affirmant que même si nous ne sommes pas des professionnels de la politique, il faut néanmoins essayer d'y prendre part, quelle que soit la forme choisie. Sinon, ce sont ceux qui décident politiquement pour nous qui imposeront leurs points de vue, comme on l'a vu lors de la guerre en Irak ou bien lors de la mise en place des politiques d'immigration en Europe. A ce niveau, l'ouvrage entreprend un dialogue fructueux avec les idées de certains penseurs importants, proches des idées de mai 68. Parfois, l'on pourrait croire qu'il existerait certaines affinités électives, pour parler comme Michaël Löwy, entre l'attachement de Daniel Bensaïd à Marx, à Benjamin, à ce marxisme antistalinien et antipositiviste, et la pensée de Deleuze ou de Foucault.
L'idée de « recommencer par le milieu », attribuée par Daniel Bensaïd à Deleuze, semble aller en ce sens puisque la citation tronquée fait symbiose avec la pensée historique de Walter Benjamin. Mais les remarques critiques à propos du « devenir » ou bien concernant l'absence de stratégie politique chez Deleuze contredise cette hypothèse. Daniel Bensaïd voit plutôt une « sourde affinité » entre la pensée d'Arendt, de Benjamin et celle de Carl Schmitt. Reprenant les critiques de ce dernier à l'égard de l'humanisme, Daniel Bensaïd s'en prend à juste titre aux idées de « guerre juste », « de guerre éthique », de « guerre juste mondialisée ».
Or, à aucun moment dans le livre, « l'humanisme » ne fait partie des catégories politiques à repenser. Daniel Bensaïd insiste beaucoup sur le pluralisme politique, notamment prôné par Trotski, qui doit être opposé au pluralisme non politique d'un John Holloway, d'un Negri, voire d'un Deleuze. Toutefois, au nom de quoi, au nom de quelle légitimé, y compris profane, on va rassembler autour de ce projet alternatif commun, voire de cette lutte à mener, contre le despotisme du capitalisme ? C'est à ce niveau que les idées de Schmitt, fasciné par Lénine, peuvent être très dangereuses si on les relit au marxisme.
Peut-être que des affinités, des symbioses avec les contre-pouvoirs moléculaires prônés par Deleuze et Guattari peuvent être plus précieuses pour penser l'émancipation, notamment par rapport à leur mise en garde contre les transcendances arbitraires de type décisionniste, contre les apories de toute théologie politique. La force de la pensée deleuzienne est d'avoir prôné des modes d'émancipation immanents en dehors de tout communautarisme identitaire qui brise des destins, instaure culpabilité, ressentiment, mépris de soi de ne pas être conforme et adéquat aux normes que peuvent parfois instaurer ces médiations dont le but est de passer des particularités à l'universalisme.
Toutefois ces remarques critiques ont pour but de discuter et mettre en valeur la qualité de l'ouvrage ainsi que la thématique choisie. En effet, la politique ne doit pas être évacuée des problématiques concernant l'émancipation des êtres mais aussi des consciences. »      
Suite à ma note introductive, Daniel Bensaïd avait présenté les grandes thèses livres, écrit dans le contexte de l'avènement de Nicolas Sarkozy au pouvoir. Il avait insisté sur la privatisation du monde, qui le vide de ses enjeux, qui donne l'impression que la politique ne peut rien contre le despotisme des marchés. Le marché n'est pas un fétiche autonome qui nous domine et agit tout seul. De plus, cet apogée du capitalisme ne signifie pas un monde libre. Au contraire, cela peut même s'opposer à la démocratie. Un monde où il y a un brouillage entre ce qui relève de la norme et ce qui relève de l'état d'exception est un monde dangereux car il s'agit d'un monde sans règle, sans lois, sans protection.  Daniel Bensaïd en avait profité pour dire toute l'antipathie qu'il avait à l'égard de Schmitt, qui avait pactisé avec les nazis, mais qu'en même temps il avait trouvé dans ses idées quelque chose pour analyser aujourd'hui ce qui se passe au niveau politique. Du coup, ma remarque au sujet de l'humanisme a attiré la réponse suivante : « Il y a un problème quand on fait de l'humanisme une humanité muette ; on part faire la guerre en Irak au nom de l'humanité ; l'humanité est un horizon mais pas un acteur politique ; quand il l'est cela pose problème…Tout comme cela pose problème de dire qu'on est le porte-parole d'une humanité muette au nom de qui on décide des lois à imposer ».
Daniel Bensaïd avait ensuite répliqué qu'il jugeait discutable des formes de résistances qui se limitaient à n'être rien d'autre que des postures esthétiques. Pour lui, la politique s'inscrit dans un rapport de force et travaille dans l'incertain, au risque de se tromper. Dès lors, l'incertain implique également la responsabilité.
Pour finir, Daniel Bensaïd avait réagi aux thèses de Toni Negri, refusant l'idée proposée par le philosophe italien d'un espace national dissout dans la mondialisation et qui créerait un espace symbolique où la multitude organise sa résistance contre l'Empire. Sur Deleuze, il n'avait rien dit. Tout est dans le livre. Puis peut-être avait-il aussi voulu me faire un peu plaisir en ne m'embarquant pas dans ce débat-là, moi qui suis parfois tellement deleuzien. Daniel Bensaïd était un militant engagé, un penseur critique et radical, un intellectuel au sens le plus noble du terme mais aussi un homme d'une gentillesse rare, ouvert et disponible. Je garde en mémoire le lendemain matin, lorsque nous nous sommes retrouvés à l'hôtel Balima de Rabat avec sa compagne et aussi Souad Guennoun, militante à ATTAC Casa et artiste, pour une bonne balade à la médina. Le ciel était d'un bleu magnifique, avec quelques rares nuages blancs presque translucides. Nous avions marché jusqu'à la mer, en parlant de tout et de rien, de choses et d'autres, de la vie et du reste…  

* Auteur «Penser l'obscurantisme aujourd'hui», éditions Afrique Orient, 2009.

Par Jean Zaganiaris *

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