Fenêtre... : Mohamed Choukri, en effet

Jeudi 28 Janvier 2010

Issu de la marge, Mohamed Choukri a le mérite de participer activement à la promotion  de la tradition romanesque au Maroc. Il a choisi volontairement de se consacrer entièrement à l’écriture, non seulement en tant que pratique sacerdotale vis-à-vis de son lecteur et de son pays, mais aussi en tant que pratique ontologique visant le rachat de l’être de l’engouement de sa condition humaine tragique. Rebelle et révoltée, son écriture révèle, paradoxalement, l’énergie de la douleur et la vigueur de l’espoir. Sa vie était tellement agitée que ses textes sentaient la douleur et  la peine de vivre. Son oeuvre est par excellence la manifestation pure et nette de la vie de la marge et des marginalisés. Elle retrace le cheminement miné et consumé des personnages surnuméraires et laissés pour compte, des personnages à la merci de la rue et de ses imprévus. Mohamed Choukri, auteur traduit dans plusieurs langues, avait l’art et la manière de dire son expérience de la misère et de la frustration. Ainsi, audace, irrévérence et intransigeance instituent-elles sa devise en tant qu’écrivain authentique et patent à l’égard d’un lecteur mûri dans les bonnes mœurs. Conscient de son rôle historique en tant qu’écrivain de la marge, Mohamed Choukri avait contribué au changement des sens de l’écriture et de la lecture au Maroc. En effet, depuis la parution de son chef d’œuvre « Le pain nu », récit adapté au cinéma, les actes d’écrire et de lire au Maroc ont complètement changé : l’écrivain écrit dans l’audace et le lecteur lit dans la stupéfaction. De l’autobiographique Mohamed Choukri fonde son univers romanesque, du réel il structure son originalité littéraire et de  ses plaies internes et externes il construit sa profondeur ontologique. Son écriture  s’emploie à traduire l’inédit de la marge et de ses acteurs. Elle est, pour ainsi dire, opérationnelle dans l’exacte mesure où elle exerce une violence symbolique et déterminante sur la réception comme processus historique. Mohamed Choukri a le sens et le sentiment de la langue secrète des petites gens, il connaît leur souffrance quotidienne, il saisit leurs attentes et leurs aspirations dans un monde intolérant et cruel. Bordels, bars, banditisme et bien d’autres expériences relatives à la loi de la rue et des bas-fonds viennent meubler son monde romanesque. Dans cette perspective, Mohamed Choukri passe inconditionnellement pour le patriarche du roman picaresque au Maroc. D’où son réalisme extravagant et démesuré. D’où sa lucidité et sa perspicacité. Tout au long de sa cartographie romanesque, il se propose d’écrire et de raconter, au-delà de sa propre odyssée, la mémoire tatouée de toute une classe sociale vouée aux gémonies. Auteur et personnage, acteur et témoin, il jongle avec le destin inconnu et incertain de sa classe sociale. Il a fait de la ville de Tanger, et de ses recoins, sa ville mythiquement élue et son identité d’errance et d’exile perpétuellement idolâtrée. Tanger pour lui  a des ailes. Elle voyage et se déplace comme si elle était une colombe jonchant le monde, saignant qu’il est, de baisement d’innocence et de sincérité. Mohamed Choukri, autodidacte assumé, avait la singularité de rendre universelle son épreuve d’Etre. De son style original et sans fard ni artifices, il dénonce, en filigrane, les mécanismes et les rouages de la société moderne, cette société de consommation et d’individualisme qui ne cesse d’écraser, impitoyablement, les misérables et les gueux. Bien que le décore soit sombre et ténébreux, Mohamed Choukri a pu extraire la vie de la mort, la beauté de la laideur. Ses mots et ses choses ne sont, en définitive, que sa propre vie, objet et sujet de son écriture. Ange raté, Mohamed Choukri demeure tout de même un écrivain ingénieux… 

Atmane Bissani

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