Fenêtre : L’intellectuel et l’embarquement politique


Atmane Bissani
Jeudi 24 Novembre 2011

D’aucuns diront que les grands temps de l’engagement politique sont révolus. D’autres considéreront que le temps des convictions politique n’est plus. Est-ce parce que les temps ont changé ? Est-ce parce que les valeurs politiques d’antan ont disparu ? Ou, tout simplement, parce que le rôle historique des intellectuels est en passe d’être vain, fabuleux et dérisoire ? Poser ces questions et bien d’autres se veut une manière de re-problématiser le fonctionnement politique dans le monde actuel. Il faut dire de prime abord que la vie politique passe et passera toujours pour nulle et non avenue si les intellectuels n’y participent pas. Qui ne se souviendra pas des rôles fort glorieux joués par Jean-Paul Sartre, Albert Camus, Jean Genet, André Malraux et bien d’autres intellectuels dans la promotion de la notion d’  « homme »? Etre intellectuel n’est pas une « profession » mais un « rôle » historique qui engage une personne vis-à-vis de sa société et vis-à-vis de l’humanité à part entière. Le cas d’Albert Camus est on ne peut plus capital dans cette optique. En effet, Le répertoire littéraire et philosophique d’Albert Camus est tellement riche qu’il demeure fluctuant et insaisissable. Tout comme les grandes personnalités de la littérature et de la philosophie qui ont traversé le XXème,  Albert Camus interroge l’être dans sa condition critique et condamnable par trop être inerte et passive. Albert Camus pense l’avenir et le devenir de l’être dans la seule révolution qui puisse le libérer de sa servitude politique, sociale, économique et intellectuelle. D’où la fonction si énorme de l’intellectuel qui, d’une part, doit forcément assumer et accomplir honorablement son rôle historique qui le somme à participer activement aux grands changements que connaît sa société et, ipso facto, toute l’humanité, et, d’autre part, il doit être embarqué dans le quotidien (la galère) de son peuple. Si Antonio Gramsci a élaboré la notion de l’ « intellectuel organique », et si Jean-Paul Sartre a élaboré celle de l’ « écrivain engagé », Albert Camus, quant à lui, a conçu celle de l’« intellectuel embarqué» afin de mieux conceptualiser la pratique intellectuelle comme pratique sine qua non au devenir de la l’homme et de la société. L’intellectuel appartient à son époque. Sa fonction est celle de la critiquer, pointer ses bavures, dénoncer ses anomalies et participer à/de son orientation. D’obédience existentialiste, Albert Camus est résolument connu comme philosophe et comme écrivain de l’absurde. Son œuvre, « Le cycle de l’absurde », retrace le cheminement d’une pensée qui se révolte contre une condition humaine lamentable et insupportable. Tout se passe comme si Albert Camus œuvrait à dévoiler la réalité terriblement absurde de son époque et du monde auquel il appartenait de manière à pousser le lecteur à la révolte, seule et unique moyen de récupération de la dignité humaine. Tout se passe aussi comme si Albert Camus voulait rappeler à son lecteur sa réalité d’un Sisyphe moderne qui sort des boyaux du Sisyphe mythique. Les droits de l’Homme ont toujours été au centre de la pensée d’Albert Camus. L’homme est libre ou n’est pas. L’homme « est » ou « n’est pas. » Entre l’ « être » et le « non être », c’est tout l’œuvre de l’auteur de « L’homme révolté » (Gallimard, 1951) qui dessine le parcours mobile de l’homme à venir, l’homme qui décide de son chemin, l’homme qui s’autorise de lui-même pour aller de l’avant . « Je me révolte, donc nous sommes. » Le cogito cartésien prend ici l’allure d’un cogito camusien qui définit le groupe par l’action de l’individu. Le cheminement de la connaissance de l’existence est le résultat de l’acte de douter et de penser selon René Descartes. Quant à Albert Camus, ce cheminement se base essentiellement sur la révolte comme moteur permettant le passage de l’état de sous-homme à celui d’homme à part entière. Chez Descartes la connaissance se fait de soi à soi, alors que chez Camus, elle se fait de soi aux autres, c’est dire que la volonté d’une seule personne décide tout le peuple à vouloir être. L’intellectuel est donc un homme du peuple. Il vit et meurt pour son peuple. Son embarquement dans le quotidien de son peuple doit l’empêcher de produire un art luxueux et mensonger, mais plutôt un art dont le secret est de rendre admirable et plus riche la face humaine. La conclusion des « Discours de Suède » (Gallimard, 1958) est tellement violente que la figure d’Albert Camus reprend toute son aura et toute sa grandeur : « si la liberté est devenue dangereuse, alors elle est en passe de ne plus être prostituée. » Tout porte à croire ici que la liberté selon Albert Camus est un arrachement de l’être de la « prostitution » de l’être. La liberté est une définition/re-définition de l’être qui ne compose qu’avec la logique de la révolte que conduit l’intelligence humaine. L’actualité d’Albert Camus, intellectuel cosmopolite,  vient effectivement de là : que se passe-t-il aujourd’hui dans le monde arabe ? Qu’en est-il du rôle des intellectuels arabes dont certains sont réduits au silence alors que la rue se déchaîne il y a presque une année ? Il est certain que seule l’histoire saura répondre à de telles questions, mais il est tout aussi certain que la voix contestataire  d’Albert Camus, intellectuel embarqué, demeurera si tonitruante…


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