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Femmes marocaines en Espagne

Les impératifs de la conciliation entre vie professionnelle et responsabilité familiale


Par Mohamed Boundi
Jeudi 8 Mars 2018

Femmes marocaines en Espagne
Bien que la majeure partie de l’arsenal juridique en Espagne ait subi une profonde refondation pour l’adapter à la nouvelle réalité politique comme conséquence de la restauration de la démocratie en 1978 et l’adhésion à l’Union européenne (1e janvier 1986), il est surprenant d’enregistrer l’absence de modèle migratoire propre qui se préoccupe de la préservation des spécificités de chaque collectif d’immigrés.
Depuis la promulgation en 1985 de la première loi des étrangers, les Cortes (les deux chambres du Parlement) ont modifié à trois reprises (2000, 2003 et 2009) ce texte législatif qui régule les conditions de séjour et de travail des étrangers en Espagne. En avril 1991, le Congrès des députés (Chambre basse) avait adopté une initiative de loi invitant le gouvernement à réviser la politique migratoire par le biais d’une commission qui se chargerait d’ “aborder les réformes nécessaires” dans le but de simplifier et d’alléger les procédures d’attribution aux étrangers d’une carte de résidence et du permis de travail ainsi que de renforcer la coordination entre les services administratifs compétents. La révision de la “Loi organique sur les droits et libertés des étrangers en Espagne et leur intégration sociale”, adoptée le 11 décembre 2009, a été la dernière tentative de développer les dispositions de cette loi organique. La promulgation, le 20 avril 2011, du règlement d’application est venue concrétiser son contenu.
De nombreuses modifications ont été, par la suite, apportées  pour rendre plus difficile l’accès des étrangers au territoire espagnol dans des conditions irrégulières et habiliter le gouvernement à dicter les dispositions nécessaires pour l’application et le développement de de la loi organique 4/2000. De par le dernier règlement, le législateur vise à optimiser les principes de la politique migratoire reconnus dans la Loi organique de 2009, principes qui prévoient particulièrement l’organisation des flux de migrants économiques en accord avec la situation du marché de l’emploi, l’intégration sociale des étrangers, la lutte contre l’immigration irrégulière et les relations avec des pays tiers en matière d’immigration.
Cette préoccupation se justifie par le fait que la société espagnole n’était pas préparée pour accueillir, en un laps de temps plus court, des vagues d’immigrés qui proviennent de diverses cultures. De manière que la confusion intervient quant à l’interprétation qui se fait de la protection sociale dans un Etat de droit, de l’égalité d’opportunités et des droits humains. Mais aussi, un débat est né en rapport avec la valeur de l’économie d’entreprise qui a pour objectif la création d’ “activités industrielles, mercantiles ou de prestation de services à des fins lucratives” dans lesquelles interviennent les immigrés, selon une définition du dictionnaire de la Royale académie espagnole. Ce concept a évolué à partir du moment où les femmes espagnoles avaient décidé d’incorporer massivement le marché du travail pour effectuer des activités professionnelles lucratives, en rupture avec les tâches non rémunérées au foyer. Face à la croissance de leur nombre sur le marché du travail, de nouveaux instruments législatifs ont été adoptés pour légaliser la main-d’œuvre féminine étrangère pour assumer des tâches domestiques délaissées par les femmes autochtones. L’ambiguïté provident, surtout, de la fine marge accordée par le législateur à la protection de la femme immigrée aussi bien au poste d’emploi qu’au foyer familial. Pour être femme et immigrée, celle-ci  est confrontée dans la majorité des cas á une triple discrimination en termes de protection sociale, de prévention de risques et de négociation. Sans le vouloir, cette situation conduit finalement à une dynamique de conflit et à la prolifération de la précarité et de l’informalité au marché du travail. La forte charge familiale et le haut indice de vulnérabilité au poste d’emploi conduisent à l’instabilité affective et à la sous-évaluation de l’effort de l’immigré (et d’autres membres de sa famille). De là, surgit un autre débat qui intervient cette fois en rapport avec la situation de nombreuses femmes marocaines en Espagne y compris la conciliation entre vie professionnelle et familiale.

Immigration féminine marocaine
et intégration en Espagne

L’enclenchement de la crise économique en Espagne en 2007 avait relancé le débat autour de la question des avantages et inconvénients de l’immigration pour l’économie nationale. L’arrivée massive de flux migratoires au début des années 90, a été accompagnée d’une graduelle incorporation de la main d’œuvre féminine étrangère au travail domestique. Les théories des mouvements humains abondent dans l’explication des raisons qui incitent des membres de la population d’un pays ou d’une région à émigrer.  
Une des réflexions qui apportent davantage d’éclairage sur le phénomène de l’immigration est avancée par le prix Nobel d’économie (1998), Amartya Sen, qui insiste sur la relation entre le développement et les mouvements humains. Selon ce théoricien d’origine indienne, la formation scolaire de la femme et l’attention en matière de santé primaire peuvent avoir une forte influence sur les taux de natalité et de mortalité, deux facteurs “cruciaux pour le développement qui risquent d’entraîner de considérables effets potentiels sur le bien-être et les libertés des personnes le long de leur vie”.  Prenant en compte cette prémisse, il est présumable d’admettre une évidence empirique selon laquelle une femme instruite est assurément mieux armée pour contribuer à la création de richesse sans envisager l’éventualité d’émigrer.   
Les motifs d’émigrer diffèrent, en effet, selon les personnes, les sociétés ou les régions. De la même manière, les raisons qui justifient le projet migratoire d’une femme latino-américaine changent en traversant le Détroit de Gibraltar en direction du Maghreb et de l’Afrique subsaharienne. D’autres facteurs interviennent également tels le revenu et la consommation qui sont largement analysés dans les théories classiques. Il est indispensable de se référer à ce niveau à Keynes qui explique dans sa « théorie économique » la relation entre la “propension à consommer” et les facteurs subjectifs.  Le sociologue Thorstein Veblen insiste dans son essai “La Théorie de la classe de loisir” sur la place qu’occupe la technologie dans le développement socioéconomique. La théorie néo-marxiste intervient dans l’explication du mouvement des migrations qui intervient dans les pays périphériques en direction des pays du centre prenant comme point de départ le sens centre-périphérie. Dans un contexte de globalisation, des marchés segmentés sont créés là où un potentiel immigré pourrait atteindre dans son pays d’origine les mêmes niveaux de consommation et de revenu s’il s’était déplacé dans des pays développés.
Les conclusions auxquelles ont abouti les chercheurs et théoriciens des mouvements humains rejoignent dans une bonne mesure celles continues dans le “Rapport sur le développement humain 2016 - Le Développement humain pour tous”, publié par le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD). Déjà dans son rapport de 2009, la même organisation avait soutenu que “permettre la migration - à l'intérieur ou au-delà des frontières - peut potentiellement augmenter la liberté des populations et améliorer la vie de millions de personnes dans le monde”. Contrairement à ce qui est généralement admis, ajoute la même source, les migrants développent l'activité économique et donnent plus qu'ils ne reçoivent dans le pays d’accueil.
En quittant sa terre natale, la femme marocaine, comme tout migrant, aspire à majorer ses revenus, renforcer la qualité de son éducation et collaborer à l’amélioration des perspectives d’avenir de ses enfants. Cette hypothèse est parfaitement valable pour déceler les attentes des candidats à l’immigration qui aspirent à garantir un digne bien-être et celui de leurs familles. C’est le cas, par exemple, des femmes marocaines qui ont volontairement quitté leur pays pour venir s’installer en Espagne. Pour comprendre les raisons de la prise de cette décision, il était utile de se référer au rapport du PNUD de 2009 qui dit ceci: “Lorsque les gens se déplacent, que ce soit à l’intérieur ou au-delà des frontières de leur pays, ils s’engagent sur une voie  semée d’espoir et d’incertitude. La plupart d’entre-deux partent à la recherche de meilleures opportunités. Ils espèrent marier leurs talents aux ressources de leur pays de destination, afin d’en tirer des bénéfices personnels et en faire profiter leur famille proche, qui souvent les accompagne ou les suit. S’ils réussissent, leur initiative et leurs efforts pourront aussi profiter à ceux qu’ils ont laissés derrière eux et à la société dans laquelle ils se sont établis”.

La femme marocaine entre
la fascination intellectuelle
et la recherche universitaire

Dans les conclusions de leurs travaux sur le terrain en rapport avec l’immigration féminine marocaine, chercheurs et universitaires soutiennent que le collectif marocain est le plus ancien et le plus enraciné en comparaison avec le reste des communautés étrangères établies en Espagne. Il est aussi celui qui suscite le plus d’étonnement pour la manière de vêtir, le régime alimentaire et les spécificités culturelles (langue, pratiques religieuses, relations individuelles et groupales). L’histoire partagée, la proximité géographique et les impératifs du voisinage sont des éléments déterminants dans la création d’un flux permanent d’échanges humains entre le Maroc et l’Espagne. Tout ceci intervient en dépit de l’animosité mutuelle manifestée par le passé d’une manière exaspérée en rapport avec des contentieux en suspens. Les contacts directs entre les deux peuples dès le début du Protectorat sur le Nord du Royaume en 1912, avaient été accompagnés d’une graduelle incorporation des Marocains dans la société espagnole, leur enrôlement dans l’armée durant la Guerre du Rif et la Guerre civile. A la même époque, la main-d’œuvre féminine a été employée dans certaines activités de reproduction tel le travail domestique aussi bien dans la partie Nord du Maroc sous Protectorat espagnol que dans la péninsule Ibérique.  
Une abondante littérature a traité, durant les 44 ans de ce Protectorat, de la femme marocaine comme objet de fascination et de curiosité. Ce qui est certain est que la majorité de la production littéraire n’avait jamais outrepassé, à ce niveau, l’aspect folklorique et pittoresque. Cette littérature se limitait à échauffer les sentiments patriotiques et glorifier l’entreprise coloniale sans se soucier ni de la création littéraire ni du devoir de répandre les valeurs culturelles de la population autochtone du territoire occupé. Journalistes, intellectuels africanistes, militaires et franciscains s’ingéniaient à percer l’espace privé de la femme dans le dessein de comprendre ses coutumes et style de vie comme mère et épouse musulmane. C’est à partir des années 90 que nous assistons en Espagne à l'émergence d’une nouvelle doctrine, mais timide, dans les milieux intellectuels et académiques qui privilégient la recherche empirique. Pourtant, celle-ci se limite à présenter un profil standard de la femme marocaine sans aller jusqu’à rompre totalement avec l’image stéréotypée jadis colportée à l'époque coloniale. II est surprenant de relever aussi l’angoisse de certains chercheurs espagnols de placer le débat dans une approche genre et de sous-évaluer le rôle qu’assume la femme marocaine immigrée en tant que travailleuse, éducatrice, médecin ou militante en faveur de l'égalité en droits et opportunités aussi bien dans sa société d’origine que dans celle d’accueil.
Eu égard à la forte représentation de l'élément féminin au sein du collectif marocain (328.872 femmes, soit 43,86% des 749.670 Marocains recensés en 2017 en Espagne) et sa visibilité croissante dans l’environnement socio-professionnel, des travaux de recherche ont été menés dans certaines régions autonomes à forte concentration de la main-d’œuvre marocaine. Ceux-ci dénommés “Programmes d’intégration pour l’immigration”, sont financés par les gouvernements régionaux et élaborés sur la base des résultats des travaux de chercheurs et universitaires. Ils font partie de la nouvelle approche politique qui encourage le développement d’une culture basée sur les valeurs de convivialité, de tolérance et de respect de la pluralité culturelle.
La quasi-totalité des études sur la femme marocaine en Espagne sont des thèses de doctorat, essais publiés dans des revues académiques, rapports d‘instituts universitaires et de recherches sociologiques. Les études sérieuses en la matière, ont été publiées dès le début des années 90. Leurs auteurs tendent à appliquer certaines théories anthropologiques et sociologiques déjà tentées dans d’autres sociétés occidentales en vue de déceler les points de similitude et de différence entre la femme espagnole et la femme marocaine. En général, les chercheurs paraissent fascinés par les aspects culturels dans leurs travaux sur la femme arabo-musulmane ainsi que par la rapide adaptation de l’immigrée marocaine aux réalités de la société d’accueil. C’est la raison pour laquelle nous découvrons que les auteurs recourent dans le traitement du thème de la femme marocaine à une terminologie  générique et aux résultats des études réalisées dans les pays se distinguant par une longue expérience en politique migratoire, telles la France, la Grande-Bretagne ou l’Allemagne. En vue de combler le retard accumulé dans les investigations sur l’évolution des flux migratoires, les chercheurs espagnols  s’inspirent aussi bien de la méthodologie que des théories appliquées dans les pays dotés de modèles migratoires qui sont solidement enracinés dans la doctrine générale des droits humains et de la recherche académique.
Les études élaborées en Espagne en la matière s’adaptent parfaitement aux différentes normes appliquées dans l’espace de l’Union européenne qui sont prévues dans "l'Ordre juridique communautaire (qui) constitue un ordre juridique propre, intégré au système juridique des Etats membres ". C’est à partir de là que naît l’intérêt pour certains concepts dont l’interprétation varie selon le débat politique et le modèle migratoire adopté par chaque Etat.
Dans le camp de la recherche universitaire, le débat demeure ouvert à cause de la difficulté d’appréhender les aspects réels d’un modèle de gestion des migrations qui serait propre à l‘Espagne. L’autre difficulté est liée à la diversité des profils de la population étrangère à forte dominance latino-américaine et maghrébine. Les deux communautés sont totalement dissemblables quant aux coutumes, traits physiques et modèles de formation (culturelle, politique et idéologique). Une multitude d’approches de la question migratoire sont alors avancées au niveau national et dans chacune des 17 régions autonomes. Ceci justifie la préoccupation d’asseoir les bases définitives d’un cadre théorique global. Dans ce stade, interviennent les universitaires qui tentent par le biais de la production académique d’expliquer les motifs du choix de l’Espagne comme pays d’accueil par la femme marocaine, les conditions dans lesquelles s’est produit son établissement et les avantages accordés in situ pour faciliter son intégration sociale. Il existe, d’une part, une tendance qui s’appuie sur les théories des migrations (généralement complémentaires entre elles) et d’autre part la préoccupation de comprendre les raisons pour lesquelles les Marocaines quittent leur pays. Puisqu’il s’agit d’une immigration volontaire et économique (liée à des raisons professionnelles), les chercheurs recourent particulièrement à des bases théoriques et méthodologiques s’appuyant sur des références multiples. Citons particulièrement la théorie néo-classique sur les coûts de transport, les raisons salariales et sociales; la nouvelle économie des migrations qui analyse le projet migratoire en tant qu’engagement familial; la théorie du marché dual qui situe le phénomène migratoire dans l’équation centre-périphérie; la théorie de la reproduction qui permet le soutien de la famille à bas coût par le biais du regroupement familial ou le transfert de fonds; la théorie des systèmes mondiaux qui explique la présence des Marocaines comme une conséquence du cycle d’opulence que traverse l’Espagne. La triple difficulté dans l’exposé de la problématique de la femme marocaine dans la société espagnole se pose lorsque nous abordons sa condition de travailleuse, mère/épouse et soutien économique au foyer. Les théories sur la transnationalité nous éclairent sur la véritable condition féminine de la marocaine en tant que chef de famille et des causes de son invisibilité lorsqu’elles sont examinées les délicates relations immigré/marché du travail. Le recours aux stratégies de maternité transnationale permet de connaître la double exploitation de la femme marocaine qui se convertit, par exemple, en « mère occasionnelle » des enfants de ses employeurs au pays d’accueil (en Espagne) lorsqu’elle exerce comme femme de ménage. Elle est en même temps l’objet de chantage dans son pays d’origine de la part de sa famille, y compris l’époux, les descendants ou ascendants, selon des enquêtes sociologiques sur le collectif d’immigrés en Espagne. Tant qu’elle exerce une activité rémunérée dans la société d’accueil, elle crée et entretient un cordon ombilical l’unissant à sa société d’origine par le biais de l’envoi des fonds. C’est la principale ressource qui lui garantit le maintien d’une relation stable et affective avec sa société d’origine. Elle est souvent amenée à venir en aide à des parents et voisins pour faire face à des difficultés financières. Il s’agit en réalité d’un fluide échange de services puisqu´en contrepartie ceux-ci sont sollicités pour veiller à l’éducation de ses enfants (restés au « bled »), prendre soin de ses proches âgés et malades  ou gérer ses biens. Elle acquiert ainsi un statut social privilégié en tant que génératrice de richesse et biens.
Ce sont certaines difficultés qu’affronte la femme marocaine, comme d’ailleurs les immigrées d’autres nationalités dans le monde, dès le moment où elle foule le sol de son pays d’accueil. En décidant d’émigrer, elle est astreinte à abandonner le statut de femme au foyer dans son pays d’origine pour devenir une employée de plein droit et accéder à un marché du travail structuré en Espagne.

(Correspondance particulière
de Madrid)


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